19/10/2025
12 minutes
Dans un écosystème où les financements affluent trop tard pour les startups scientifiques, Valeureux s’attaque à un angle mort majeur : investir au tout début de l’aventure, quand la technologie est encore incertaine et que personne n’ose prendre de risque. Rencontre avec Philippe Nussbaumer Co-Founder & CEO chez Valeureux, un fonds qui veut prouver que science et audace font bon ménage.
Philippe NUSSBAUMER
Co-Founder & CEO chez Valeureux
Philippe : Avant de créer Valeureux, j’ai été entrepreneur pendant plus de 20 ans. Ma formation d’origine est en physique fondamentale, à Saclay. En 2007, j’ai remporté le concours national d’aide à la création d’entreprises technologiques innovantes par (OSEO-ANVAR à l’époque, l’ancêtre de BpiFrance), avec un projet de medical device basé sur la thixotropie du mucus bronchique. J’ai ensuite cofondé une biotech qui a levé plus de 50 millions d’euros, à la fois en capital et en financement non dilutif.
Mais que ce soit dans ce projet ou dans d’autres, j’ai toujours été confronté à la même barrière : trouver les premiers 100 000, 200 000 ou 300 000 euros en fonds propres qui font effet de levier en non dilutif : fois 2 minimum, fois 3, fois 4. Ce sont pourtant des montants modestes à l’échelle du capital-risque. Mais pour des entreprises scientifiques en phase de démarrage, ce sont des montants vitaux. Et souvent, personne n’est là pour les mettre. Résultat : des projets extrêmement prometteurs meurent avant même d’avoir pu exister.
Certaines entreprises que j’ai montées ou croisées auraient très bien pu ne jamais voir le jour si nous n’avions pas trouvé, à force d’acharnement, ces premiers financements. J’ai donc décidé de fonder un fonds qui cible précisément ce moment critique. Valeureux est né de cette volonté : financer les early deep tech au moment où elles sont encore trop fragiles pour intéresser les fonds traditionnels, mais où leur potentiel est déjà immense.
Philippe : Nous investissons dans des entreprises basées sur la science, tôt dans leur développement. Par « early deep tech », j’entends des innovations très amont, souvent encore dans les laboratoires ou à peine sorties, avec des niveaux de preuve technologique encore insuffisant, mais des ruptures potentielles majeures.
Nous avons deux modalités d’intervention :
– Un fonds multi-assets (notre société de capital-risque) à destination des investisseurs avertus
– Des SPV (Special Purpose Vehicles) qu’on active pour des projets spécifiques pour embarquer l’intelligence collective autour des projets.
Les SPV nous permettent d’associer des experts de l’industrie à des projets qu’ils connaissent bien, mais qui n’ont pas vocation à investir dans un fonds global. Par exemple, un ancien dirigeant d’un grand groupe industriel peut vouloir soutenir une innovation spécifique dans son domaine, sans s’engager plus largement. Cela enrichit considérablement notre approche.
Nous investissons exclusivement en France pour l’instant. D’abord parce que la France regorge de chercheurs et d’ingénieurs de très haut niveau. Ensuite, parce que nous maîtrisons parfaitement les dispositifs de financement non dilutif (CIFRE, BPI, subventions, etc.). Ces outils, combinés à notre capital, permettent un effet de levier très fort. Enfin, rester sur une seule juridiction simplifie les opérations juridiques et réduit le risque réglementaire.
Nous accompagnons aussi bien des spin-offs académiques que des projets non issus des labos. Il existe beaucoup de chercheurs ou d’ingénieurs brillants qui développent des choses formidables hors des circuits institutionnels classiques. Chez Valeureux, nous voulons les repérer et les soutenir, quelle que soit leur origine.
Philippe : J’ai travaillé dans des entreprises à mission et dans des B Corp, donc je connais bien les frameworks existants. Je les trouve utiles, mais pas toujours pertinents pour les entreprises que nous finançons. Aujourd’hui, je ne me retrouve dans aucune grille RSE universelle. Je refuse d’imposer des cases (article 8, article 9, labels ESG…) simplement pour être conforme à une mode ou à une demande marketing.
Notre boussole éthique repose sur l’intention des fondateurs. Quand on passe du temps avec une équipe, on perçoit rapidement leurs motivations profondes. Pourquoi font-ils ça ? Quel est leur moteur ? Dans la santé, c’est souvent évident. Mais même dans l’industrie, dans l’environnement ou dans la data, on peut sentir si les intentions sont claires, sincères, durables.
Je pars du principe que la science est neutre. Ce qu’on en fait dépend des humains. L’atome, c’est Hiroshima. Mais c’est aussi la radiothérapie. Donc ce n’est pas à la technologie qu’il faut coller une étiquette éthique, c’est à ceux qui la manipulent.
Philippe : Nous avons déjà réalisé plusieurs investissements, tous très différents, mais tous fidèles à la thèse EarlyDeepTech.
Nous avons investi dans ClearDrop Technology, une entreprise qui nettoie les panneaux solaires sans eau et sans contact, à l’aide d’un transducteur ultrasonore. Ce procédé permet un gain de rendement de 25% des panneaux dans les fermes solaires. C’est une technologie issue du CNRS de Lille, portée par une équipe mixte : chercheurs académiques et entrepreneurs expérimentés. C’est un cas d’école de la startup industrielle deeptech. Nous avons structuré un tour avec notre fonds, des business angels grecs, un fonds Grec Genesis, et Obratori, le fonds de capital-amorçage du Groupe L’Occitane.
Nous avons aussi financé CXS Therapeutics, une startup dans le repositionnement de molécules pour traiter les maladies du système nerveux central. Leur premier candidat médicament vise la maladie de Parkinson. Ils identifient des combinaisons de molécules déjà autorisées, pour en créer de nouvelles indications. Nous avons financé leur premier tour à hauteur de 400 000 euros fin 2023, puis 1,1 million d’euros quelques mois plus tard. Le second tour a été rejoint par l’association France Parkinson. Ce type de biotech est intéressant car le repositionnement permet d’aller beaucoup plus vite en clinique. C’est une manière efficace de créer de l’impact médical avec moins de capital.
CSX Therapeutics vient d’obtenir des résultats majeurs sur la neuroprotection in vivo, et la filiale SAPPIENS vient d’être créée. Elle vise d’être en phase II d’ici 18 mois. Une 3ième levée de fonds auprès de fonds spécialisés biotech, débute dans les semaines à venir.
Enfin, nous venons de valider un investissement dans Zeni, une entreprise qui purifie les eaux usées industrielles avec des microalgues, en reproduisant le phénomène des marées vertes… mais dans un photobioréacteur contrôlé. Ces algues absorbent les nitrates, phosphates, voire certains métaux lourds. À la sortie, l’eau est épurée, et la biomasse est réutilisable comme engrais ou pour d’autres usages.. C’est de la bioremédiation circulaire — une vraie innovation environnementale.
Philippe : Notre rôle principal, c’est d’apporter du capital, mais pas seulement. Nous intervenons très en amont, et à ce stade, ce qui compte, c’est de poser les fondations solides pour que la startup puisse croître.
Nous sommes particulièrement attentifs à la structuration du capital, à la qualité des pactes d’associés, et à la lisibilité du tour de table. Ce sont des éléments souvent négligés dans les débuts, mais qui peuvent bloquer toute la suite si cela est mal pensé.
Nous aidons aussi à anticiper les étapes de financement futures : Quand amorcer un prochain tour ? Quels indicateurs construire ? On co-construit une trajectoire crédible dès le départ.
Autre point important sur lequel nous pouvons les accompagner : l’activation des financements non dilutifs. En France, les leviers publics sont puissants, encore plus quand on les utilise tôt et bien. Cet effet de levier peut faire une vraie différence dans le runway des projets.
Ce que nous ne faisons pas, en revanche, c’est remplacer les équipes sur l’opérationnel. Ce n’est pas notre modèle. Mais quand un lien peut être utile — avec un expert de notre réseau, un LP ou autre — on le crée. Et parfois, ça change tout.
Nous veillons également à ce que les équipes, souvent incomplètes au démarrage, aient les moyens de se renforcer au bon moment : recrutement clé, expertise manquante, accompagnement externe bien ciblé. L’important, c’est qu’elles puissent progresser avec clarté et cohérence.
Philippe : Chez Valeureux, on fonctionne beaucoup à l’écoute et à la confiance. Nous ne sommes pas dans une posture interventionniste permanente, mais les canaux sont toujours ouverts. Si une équipe a besoin d’échanger, de valider une orientation stratégique ou simplement de confronter un doute, nous sommes disponibles.
Nous avons des comités stratégiques trimestriels, qui permettent de garder le cap avec rigueur. Mais entre ces points fixes, le lien reste simple et direct. On ne met pas de barrière hiérarchique ou bureaucratique.
Et puis il y a un phénomène que j’observe souvent : quand une équipe sent qu’on croit sincèrement en elle, elle se dépasse. C’est ce qui s’appelle l’effet Pygmalion en psychologie. La confiance qu’on place devient un levier de performance en soi.
Philippe : Nos LPs sont d’abord des entrepreneurs, en activité ou non, souvent passés par des aventures fortes. Ils partagent une même curiosité intellectuelle et une vraie sensibilité à ce que la science peut apporter à long terme — à la fois pour leurs portefeuilles et pour la société.
On compte aussi quelques investisseurs privés qui ont les moyens de diversifier et qui voient l’EarlyDeepTech comme une classe d’actifs engagée. Les family offices commencent à arriver, et les institutionnels, eux, viendront dans un second temps, une fois que nous aurons démontré que le modèle fonctionne à pleine échelle.
Aujourd’hui, en incluant les holdings, notre communauté dépasse les 150 personnes, sur des véhicules différents. Et elle grandit à mesure que notre stratégie parle d’elle-même.
Philippe : Nous utilisons des outils d’analyse avancés pour les études de marché, les environnements brevets et la cartographie concurrentielle. C’est sur ces aspects qu’on peut vraiment gagner du temps et de la profondeur.
Cependant, nous n’automatisons ni les premiers contacts, ni l’analyse des decks. C’est là, justement, que se cachent les signaux faibles, les idées atypiques, les fondateurs non formatés. Standardiser cette étape, c’est passer à côté de ce qui fait notre valeur. Le sourcing, lui, reste artisanal. Il se fait par bouche-à-oreille, réseaux scientifiques, veille ciblée. Il n’y a pas d’outil magique pour ça, et je doute qu’il en existe un jour.
Depuis le début de l’année, on a analysé une vingtaine de dossiers sérieusement. Ce sont des projets sur lesquels on a passé du temps, échangé avec les fondateurs, confronté la thèse. Tous ne seront pas financés immédiatement. Certains referont surface plus tard, quand ils auront mûri.
Un bon exemple : Lium, qu’on a commencé à explorer en juillet 2023. Ce n’est que plus d’un an après, à l’été 2024, qu’on a structuré un investissement. Le temps long fait partie du jeu.
Philippe : L’objectif à court terme est clair : finaliser le closing du premier fonds à 2 millions d’euros. Ce montant nous permettrait de financer entre 10 et 12 entreprises, avec des tickets allant de 100 000 à 250 000 euros via le fonds, et jusqu’à plus d’1 million d’euros via les holdings.
Mais plus qu’un montant, ce fonds est pour nous une preuve de concept. Nous devons démontrer que notre thèse — investir dans la science très tôt — est pertinente, faisable et génératrice de valeur. Et que nous pouvons le faire avec rigueur, sans sacrifier la qualité.
L’ambition, c’est ensuite d’élargir notre capacité d’action, d’aller chercher des tailles plus importantes, et d’élargir le cercle d’investisseurs — tout en gardant l’ADN : audace, science, et exigence.
Dans un monde où les investissements affluent une fois le succès annoncé, Valeureux fait le pari inverse : croire avant les preuves, financer avant les certitudes. Là où beaucoup hésitent, le fonds s’engage avec méthode et conviction. Il ne s’agit pas d’attendre que le marché valide, ni de suivre le consensus. Ce que Valeureux offre à la science, c’est ce qui lui manque le plus au démarrage : une confiance immédiate. Et c’est peut-être dans cette prise de risque assumée que naîtront les prochaines révolutions scientifiques.