« Miser sur les personnes, pas sur les prévisions » : à l’intérieur de la machine Kima Ventures

05/08/2025

13 minutes

Avec plus de 1 500 investissements réalisés, Kima Ventures s’est imposé comme l’un des fonds les plus actifs de la French Tech. Créé par Xavier Niel, le fonds revendique une approche à contre-courant : aller vite, rester simple et miser avant tout sur les fondateurs. Alexis Robert, General Partner, revient ici sur les fondements de ce modèle atypique, fondé sur l’intuition, la confiance et une lecture radicalement humaine du capital-risque.

Alexis ROBERT

General Partner chez Kima Ventures

Quelle était la vision derrière la création de Kima Ventures ?

Alexis : Kima Ventures a été fondé en 2010 par Xavier Niel. À l’origine, l’ambition était de soutenir activement l’écosystème technologique. C’était une initiative portée par la volonté de redonner, de contribuer à la dynamique entrepreneuriale en investissant massivement dans des projets émergents. L’idée n’était pas uniquement de chercher un retour sur investissement immédiat, mais de permettre à des fondateurs ambitieux, déterminés et porteurs de grandes idées de se lancer dans les meilleures conditions.

Le modèle initial reposait sur un rythme volontairement intensif, avec deux investissements par semaine. Il s’agissait de détecter et d’accompagner des profils d’entrepreneurs qui avaient une vraie énergie, une vision forte et une capacité d’exécution. À ce stade, l’approche était presque expérimentale : investir vite, dans beaucoup de projets, et observer ce qui fonctionne.

Au départ, notre périmètre était mondial. On intervenait sans contrainte géographique, parce qu’il était encore possible, depuis la France, de repérer des projets intéressants à l’étranger. Mais à partir de 2015, avec l’arrivée de la nouvelle équipe dont je fais partie, nous avons constaté que cette approche devenait moins pertinente. Le marché mondial s’était structuré, et les startups à fort potentiel dans des zones comme les États-Unis avaient déjà accès à des investisseurs locaux, souvent mieux placés que nous pour les accompagner.

Nous avons donc recentré notre stratégie sur la France. C’était une décision cohérente avec notre positionnement géographique, mais aussi avec la maturité croissante de l’écosystème français. Aujourd’hui, nous investissons uniquement dans des entreprises qui ont leur siège en France, indépendamment de la nationalité des fondateurs. Lorsqu’il s’agit d’une société implantée à l’étranger, nous considérons un investissement seulement si l’un des fondateurs est français. Ce recentrage nous permet d’être plus efficaces, plus proches des projets, et de jouer pleinement notre rôle dans un environnement que nous connaissons très bien.

Pourquoi défendre une approche aussi rapide dans vos investissements, à contre-courant des standards du capital-risque ?

Alexis : Il y a deux raisons principales qui expliquent cette approche. La première concerne les fondateurs. Lorsqu’on crée une entreprise, lever des fonds n’est jamais l’étape la plus intéressante ou la plus valorisante du parcours entrepreneurial. C’est une nécessité, mais ce n’est pas ce qui motive un entrepreneur au quotidien. Ce qu’il veut, c’est concevoir un produit, résoudre un vrai problème de marché, échanger avec ses utilisateurs, construire une équipe. Passer des semaines ou des mois à convaincre des investisseurs détourne son attention de ces priorités fondamentales. C’est pourquoi nous avons toujours tenu à proposer des processus extrêmement simples, rapides, et transparents. C’est une manière très concrète de respecter le temps des fondateurs.

La deuxième raison est plus structurelle : notre manière de concevoir l’investissement. Chez Kima Ventures, nous ne considérons pas notre métier comme une opération purement financière. Bien sûr, nous avons une exigence de performance, mais nous ne faisons pas de due diligence approfondie sur les prévisions financières ou les business plans à ce stade. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, en early stage, personne ne peut prédire avec certitude si une startup va fonctionner. Quand un projet n’en est encore qu’au stade de l’idée, avec quelques slides et une petite équipe, l’incertitude est maximale. Il y a beaucoup trop de variables, beaucoup trop d’aléas pour prétendre à une évaluation rationnelle et précise.

Notre approche est donc centrée sur les personnes. Nous analysons un projet comme un processus de recrutement. Ce que nous cherchons, ce sont des profils capables d’exécuter rapidement, d’apprendre vite, de s’adapter, de faire preuve d’une grande lucidité. Bien sûr, nous regardons le secteur, l’angle, le potentiel de la solution, mais ce n’est pas ce qui est déterminant. Ce qui compte, c’est l’énergie, la capacité d’exécution et le rythme d’apprentissage des fondateurs. Il y a des choses que nous acceptons de ne pas maîtriser, et nous assumons totalement cette part d’incertitude.

Comment cultivez-vous cette capacité à investir aussi bien dans la fintech, la santé, la deeptech ou l’impact, tout en gardant une cohérence dans vos choix ?

Alexis : C’est un choix délibéré que nous avons fait dès le départ : celui d’être généraliste. Ce positionnement est possible, et surtout cohérent, parce que notre équipe est animée avant tout par une passion profonde pour l’entrepreneuriat. Nous ne venons pas de la finance traditionnelle. Nous sommes, pour la plupart, des profils qui s’intéressent de manière organique à ce qui se passe dans le monde des startups. Cela veut dire que, même en dehors de notre activité professionnelle, nous restons constamment en éveil : nous écoutons des podcasts, nous lisons des articles, nous explorons des sujets nouveaux par curiosité intellectuelle.

Ce travail de veille continue nous permet d’avoir une culture générale étendue sur les différents secteurs que nous rencontrons. Et c’est précisément cette curiosité, nourrie quotidiennement, qui nous donne la capacité d’appréhender des modèles très différents, d’une startup en biotech à une solution B2B SaaS ou à une marketplace dans l’économie circulaire.

Il y a également un second facteur très structurant : l’expérience cumulée. Cela fait dix ans que je travaille chez Kima Ventures. Chaque semaine, je rencontre entre dix et vingt entrepreneurs. Ce volume, maintenu dans la durée, représente des milliers d’interactions, d’échanges, de cas concrets. Il en résulte une accumulation très importante de situations, de modèles économiques, de structures de marché. Avec le temps, on commence à reconnaître certains signaux faibles, à percevoir des schémas récurrents. Cette capacité d’analyse empirique nous permet d’intervenir sur des sujets très divers tout en gardant une cohérence dans notre grille de lecture.

Notre rôle, c’est de détecter si un projet a le potentiel de devenir important dans son secteur. Peu importe qu’il s’agisse de cybersécurité, de logistique ou d’éducation. Ce qui compte, c’est la combinaison entre l’ambition du marché adressé et la capacité des fondateurs à exécuter. C’est cette logique qui structure notre approche généraliste.

Sur quels critères repose réellement votre prise de décision ?

Alexis : La très grande majorité de notre décision repose sur l’évaluation des fondateurs. Pour être précis, je dirais que 80% de notre analyse concerne leur capacité à exécuter rapidement, à apprendre vite, leur niveau de passion et leur détermination. Ce sont ces éléments humains qui comptent le plus dans notre processus.

Nous avons une sorte de grille mentale que nous affinons au fil des semaines. On voit entre 40 et 50 startups par semaine, donc on développe des repères. Quand on échange avec une équipe fondatrice, on se demande immédiatement si elle se situe au-dessus de la moyenne des deux derniers mois de rendez-vous. C’est une évaluation comparative permanente. On ne cherche pas des profils parfaits sur le papier, mais des personnes qui, dans la réalité de l’échange, nous démontrent qu’elles sont particulièrement rapides, rigoureuses et capables d’évoluer.

Les 20% restants concernent le potentiel du projet en lui-même. Est-ce que ce qu’ils font peut devenir grand ? Est-ce qu’il y a un marché suffisamment vaste ? Est-ce que l’approche est différenciante ou innovante ? C’est là qu’entre en jeu notre connaissance de l’histoire de la tech, des dynamiques passées, des signaux que l’on retrouve dans d’autres succès. De mon côté, j’ai grandi dans cet univers. J’étais déjà très actif dans les communautés technologiques à l’adolescence, et depuis que je suis chez Kima Ventures, je vois un volume énorme de projets chaque semaine. Cela permet de repérer certains patterns, de voir si un projet s’inscrit dans une tendance de fond ou pas.

Mais je le redis : ce qui fait basculer la décision dans la grande majorité des cas, c’est l’humain. Si les fondateurs sont au bon niveau de qualité, de rythme et d’ambition, on est prêts à faire le pari. Et s’ils ne le sont pas, peu importe la qualité apparente du marché, on ne le fera pas.

Comment assurez-vous le suivi de votre portefeuille avec autant de participations ?

Alexis : C’est une question qu’on nous pose souvent, et la réalité, c’est que ça fonctionne très bien. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, on parvient à être disponibles pour les entrepreneurs qui en ont besoin. En fait, le volume total de participations actives est trompeur. Oui, Kima Ventures a investi dans environ 1 500 startups, mais toutes ne nécessitent pas un accompagnement constant.

Certaines entreprises sont plus actives, d’autres ont été rachetées, et d’autres encore ont levé des séries B ou C et sont parfaitement autonomes. Ce qui fait qu’en pratique, il reste environ une centaine de startups qui, à un moment donné, peuvent avoir besoin de nous. Et une centaine de startups pour une équipe de quatre personnes, c’est tout à fait gérable. D’autant plus que cette sollicitation n’est pas constante. Nous ne sommes pas dans une logique de suivi intrusif. On ne cherche pas à être présents de manière systématique, mais à être utiles quand on peut réellement apporter quelque chose.

Il arrive que certains fondateurs n’osent pas nous contacter. On insiste régulièrement auprès d’eux pour leur rappeler qu’ils ne doivent pas hésiter. Ce serait dommage qu’ils traversent une difficulté sans solliciter un soutien qui est pourtant accessible. Parfois, on apprend lors d’une discussion informelle qu’ils ont rencontré un problème il y a plusieurs mois, mais qu’ils n’ont pas osé demander de l’aide. Ce genre de situation, on essaie de l’éviter en maintenant une relation ouverte et bienveillante.

Notre accompagnement repose avant tout sur l’échange. Il ne s’agit pas de donner des directives, mais plutôt d’aider les fondateurs à prendre du recul. Nous intervenons davantage comme des interlocuteurs de confiance, presque dans une logique de coaching. Nous posons des questions, nous les aidons à élargir leur champ de réflexion. Et cela fonctionne, car les entrepreneurs, en réalité, ont déjà une grande partie des réponses. Notre rôle, c’est de les aider à clarifier leur prise de décision.

Quelles sont vos règles d’or ou vos critères non-négociables qui vous conduisent à dire non à une opportunité ?

Alexis : Il n’y a pas vraiment de critères totalement éliminatoires. Cela dit, j’ai eu récemment un cas dans lequel je n’ai pas donné suite, précisément à cause d’un point bloquant : l’absence de CTO dans une startup dont le cœur repose sur la technologie.

Dans une entreprise à forte composante numérique, la technologie ne peut pas être un élément périphérique. Elle doit être pleinement intégrée à l’ADN de l’entreprise. Cela implique qu’au moins l’un des cofondateurs ait un profil technique solide, capable non seulement de concevoir et de piloter la solution, mais aussi d’en comprendre les implications stratégiques à moyen et long terme. On ne peut pas externaliser cette compétence critique à des prestataires ou à des équipes techniques détachées du projet fondateur.

Il est extrêmement difficile et parfois dangereux, de construire une trajectoire de croissance crédible en espérant recruter un CTO après le lancement. Ce type de recrutement, lorsqu’il intervient trop tard, crée souvent des décalages importants entre la vision stratégique et la réalité technique. Et dans une phase early stage, ce genre de désalignement est un facteur de fragilité majeur.

Pour cette raison, dans un projet où la technologie est au cœur de la proposition de valeur, l’absence de cofondateur technique constitue, pour nous, un véritable blocage. Ce n’est pas un simple critère d’appréciation, c’est un fondement essentiel. Bien sûr, il existe d’autres signaux d’alerte, mais celui-ci est particulièrement déterminant, car il remet en question la capacité de l’équipe à concevoir, maîtriser et faire évoluer son produit.

Comment parvenez-vous à analyser environ 50 startups par semaine tout en maintenant la qualité, et d’où proviennent ces opportunités ?

Alexis : C’est intéressant parce que, paradoxalement, c’est justement le fait de maintenir ce rythme élevé qui nous permet de rester exigeants. Le volume est une contrainte positive : il nous oblige à rester concentrés, à structurer nos échanges et à faire preuve d’un haut niveau de discernement sur chaque dossier.

Nous avons fixé une barre à environ 50 startups par semaine, ce qui correspond à une dizaine de projets pour chaque membre de l’équipe. Si nous sommes en dessous de ce volume, cela peut signifier que nous avons été trop stricts dans notre sélection initiale ou que nous avons manqué d’ouverture. Cela nous sert d’indicateur pour réévaluer nos filtres. Inversement, si nous passons bien au-delà, cela peut aussi signaler un excès de flexibilité qu’il faut rééquilibrer. C’est un système d’autorégulation.

Ce volume permet également d’élargir notre perspective. Il nous arrive de recevoir des dossiers dont la présentation est peu engageante : un site internet peu clair, une approche difficile à cerner. Mais en prenant le temps d’échanger avec les fondateurs, on découvre parfois des profils exceptionnels. À l’inverse, un projet peut sembler parfaitement cadré sur le papier, mais révéler des fragilités dès les premiers échanges. Voir beaucoup de projets, c’est ce qui nous permet d’affiner notre jugement et de déjouer certains biais.

Quant à la provenance de ces opportunités, elle se répartit entre trois grands canaux. Il y a d’abord le sortant : ce sont les projets que nous allons chercher activement, en contactant directement des équipes via LinkedIn, ou en explorant certaines communautés spécifiques. Ensuite, il y a les partenariats, au sens large. Nous échangeons régulièrement avec d’autres investisseurs via des canaux informels (souvent des groupes de discussion) dans lesquels nous partageons des dossiers que nous trouvons intéressants. Enfin, il y a l’entrant, c’est-à-dire les candidatures spontanées que nous recevons par mail, via LinkedIn ou suite à nos prises de parole dans les médias. Chaque fois que l’on publie un contenu, on observe une hausse des sollicitations.

Ce modèle hybride fonctionne bien. Il nous permet de conserver un flux constant, diversifié et équilibré, tout en maintenant un niveau d’exigence élevé dans notre sélection.

Quelle est, selon vous, la philosophie qui résume le mieux l’approche de Kima Ventures ?

Alexis : Ce qui nous guide chez Kima Ventures, c’est une conviction simple : si l’on fait les choses correctement pour les fondateurs, la performance suivra naturellement. Nous ne sommes pas obsédés par les indicateurs financiers à court terme. Ce que nous cherchons à construire, c’est un écosystème durable, où les relations sont saines, transparentes, et fondées sur la confiance.

On croit au karma. On le voit tous les jours : les chemins se recroisent en permanence. L’écosystème est petit, et ceux qui ont été soutenus de manière honnête n’oublient pas. Notre rôle, c’est d’être là au bon moment, parfois très tôt, quand personne d’autre ne veut prendre le pari. Et c’est souvent dans ces moments-là que se jouent les histoires les plus fortes.
Donc oui, notre conviction profonde, c’est que si l’on met les bons principes (écoute, respect, exigence et simplicité) au bon endroit alors les résultats, même financiers, ne sont qu’une conséquence logique.

Quelles sont vos ambitions pour Kima Ventures à court et moyen terme ?

Alexis : À court terme, notre ambition, c’est avant tout de rester fidèles à nous-mêmes. Ce qui nous anime depuis le départ, c’est d’aider les entrepreneurs. C’est ça notre boussole. Et ce positionnement, on veut le préserver, même dans un contexte où l’écosystème évolue vite et où les fonds deviennent de plus en plus structurés, institutionnels. Nous avons une liberté que peu d’acteurs peuvent se permettre aujourd’hui, et nous tenons à la conserver.

Ce qui nous rend uniques, c’est notre structure. Kima Ventures n’a qu’un seul LP, et c’est Xavier Niel. Ce format nous permet de nous affranchir des contraintes traditionnelles de gestion de fonds. On n’a pas à rendre des comptes à un ensemble d’investisseurs aux horizons différents, avec des objectifs parfois divergents. Cela nous donne une vision long terme très claire, extrêmement alignée avec notre mission initiale. Nous n’avons pas besoin de déployer du capital à un rythme imposé, ni d’optimiser une stratégie de follow-on pour maximiser des métriques artificielles. On peut prendre des décisions rapides, parfois audacieuses, et surtout, on peut investir dans des profils que d’autres fonds ne regarderaient pas.

Notre ambition, c’est de continuer à jouer ce rôle d’acteur engagé, en capacité de soutenir des entrepreneurs dès les premiers instants, même lorsque leur profil ne correspond pas aux cases habituelles du capital-risque. On sait que certains projets qui ont marqué l’écosystème n’auraient peut-être jamais levé s’ils étaient passés par des process classiques. Notre modèle permet de leur donner leur chance.

Est-ce qu’on réfléchit à faire évoluer certains paramètres ? Oui, bien sûr, c’est un sujet que l’on aborde régulièrement en interne. On questionne la taille des tickets, le nombre de deals, la possibilité de réinvestir, etc. Mais à chaque fois que l’on pousse la réflexion un peu plus loin, on en revient toujours au même constat : le modèle que Xavier a imaginé fonctionne. Il est simple, agile, cohérent. Et tant qu’il continue à produire des résultats, à la fois en termes de performance et d’impact, on n’a pas de raison de le dénaturer.

Chez Kima Ventures, pas de modèle complexe, pas de jargon inutile, pas de promesses abstraites. Ce qui prévaut, c’est une lecture directe, exigeante et profondément humaine de l’entrepreneuriat. Investir, ici, ne relève pas d’un exercice académique, mais d’un engagement assumé aux côtés de fondateurs déterminés à transformer leurs idées en réalités concrètes. Rapidité, simplicité, autonomie… les principes qui structurent Kima sont à l’image de l’écosystème qu’il accompagne depuis plus de dix ans : en mouvement permanent, mais fidèle à ses fondations. Dans un paysage où les logiques financières dominent souvent le discours, Kima rappelle qu’un fonds peut se construire d’abord sur la confiance, la passion et l’intuition. Et que miser sur les personnes, avant tout, reste l’un des paris les plus solides à long terme.