Margin Ventures : investir dans la marge pour créer la valeur de demain

05/11/2025

12 minutes

Dans un écosystème du capital-risque souvent critiqué pour son manque de diversité, Margin Ventures se démarque comme un acteur porteur d’une vision nouvelle. Fondé par Mehdi Belkahla et Anas Jaballah, le fonds entend remettre « la balle au centre » en soutenant les entrepreneurs brillants mais sous-représentés — qu’ils viennent de milieux modestes, de territoires ruraux, ou qu’ils soient issus de l’immigration. Rencontre avec deux fondateurs déterminés à transformer la perception du risque et à faire de la diversité un levier de performance économique et sociale.

Mehdi BELKAHLA & Anas JABALLAH

Co-founders chez Margin Ventures

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer Margin Ventures ?

Mehdi : À l’origine de Margin, il y a une observation simple mais percutante : notre société change profondément, mais le capital-risque, lui, n’a pas suivi. Le monde de l’investissement reste un cercle très fermé, où l’accès dépend encore largement du réseau, du pedigree académique ou social, et de codes culturels précis. Avec Anas, nous avons souvent constaté que les talents issus d’autres horizons — qu’ils viennent de milieux modestes, d’écoles non élitistes, ou qu’ils aient grandi en dehors des grands centres économiques — peinent à accéder aux ressources et à la confiance des investisseurs.
Cette exclusion n’est pas seulement sociale, elle est aussi structurelle. Dans les équipes d’investissement, la diversité est poussive. Elle l’est encore davantage lorsqu’on observe les fondateurs financés. En regardant des indices de référence comme le Next40, qui regroupe les startups les plus prometteuses du pays, on réalise que la majorité des dirigeants partagent les mêmes parcours : écoles prestigieuses, milieux favorisés, réseaux solides. En revanche, les fondateurs issus de milieux populaires, de la ruralité ou de l’immigration, tout comme les femmes, représentent une infime minorité.
Nous avons donc voulu remettre la balle au centre. Margin Ventures est né de cette envie de soutenir les entrepreneurs brillants mais sous-estimés par les circuits traditionnels du capital-risque. Nous croyons que la diversité n’est pas une faiblesse, mais une force. Ce sont ces expériences multiples, ces trajectoires atypiques, qui permettent d’identifier les nouveaux besoins de la société et d’imaginer des solutions réellement innovantes.
Le nom même de notre fonds, Margin, traduit cette philosophie. Ce qui est « en marge » aujourd’hui est souvent à la source des grandes transformations de demain. Nous en sommes convaincus : les marges sont des espaces de liberté, d’audace et de créativité. Notre objectif est de valoriser cette diversité, non pas au nom d’un idéal moral, mais comme un levier de performance économique et d’impact. Nous voulons prouver que financer ces profils sous-représentés, c’est aussi financer des entreprises solides, agiles et visionnaires.

Anas : Ce que dit Mehdi est fondamental. J’ajouterais qu’au-delà de la conviction, il y a aussi une réalité mesurable : il existe très peu de données sur la représentativité dans le capital-risque. Les seules études disponibles concernent les femmes, car c’est encore le seul sujet sur lequel la collecte de données est autorisée. Ces études montrent clairement que la sous-représentation féminine chez les fondateurs est directement liée à la composition des équipes d’investissement : plus un fonds compte de femmes dans ses comités, plus il finance de startups dirigées par des femmes.
Nous sommes partis de ce constat pour élargir la réflexion : ce qui est vrai du genre l’est probablement aussi pour d’autres formes de diversité — l’origine sociale, l’origine ethnique, le handicap, l’âge ou même la diversité des parcours académiques. Le manque de représentativité dans les équipes d’investissement crée un effet de miroir : on finance ceux qui nous ressemblent, pas forcément ceux qui portent les innovations les plus pertinentes.
Notre ambition, avec Margin Ventures, est donc de changer cette mécanique. Nous voulons bâtir un fonds capable de détecter les pépites ignorées par les circuits classiques, de leur donner les moyens d’exister, et de prouver qu’un autre modèle de capital-risque est possible — plus inclusif, performant, et plus en phase avec la société d’aujourd’hui.

Votre partenariat avec Citizen Capital semble clé dans votre lancement. Qu’apporte cette alliance à votre crédibilité et à votre capacité d’exécution ?

Mehdi : Ce partenariat est en effet déterminant pour nous, car il incarne à la fois une caution et une complémentarité. Citizen Capital est l’un des pionniers de l’investissement à impact en Europe, reconnu pour son expertise et son exigence. Cette alliance nous apporte une crédibilité institutionnelle forte, indispensable dans un écosystème où la confiance et la réputation comptent énormément, surtout pour un nouveau fonds.
Mais au-delà du symbole, cette collaboration repose sur une véritable synergie opérationnelle. D’un côté, nous apportons une équipe jeune, entrepreneuriale, agile, issue de la diversité, qui comprend profondément les réalités du terrain, les obstacles que rencontrent les fondateurs sous-représentés et leur manière d’aborder la création d’entreprise. Nous parlons le même langage qu’eux, nous comprenons leurs codes, leurs freins, leurs ambitions.
De l’autre, la société de gestion Citizen Capital nous fait bénéficier de son expérience, de ses outils et de sa méthodologie en matière d’impact. C’est un acteur qui a plus de quinze ans de recul sur ces sujets et qui a accompagné des dizaines d’entreprises dans la mesure et la valorisation de leur impact social. Cet appui nous permet d’intégrer très tôt des indicateurs concrets de performance extra-financière dans nos processus d’investissement.
Ce partenariat nous aide aussi à consolider notre positionnement autour de trois grands axes d’investissement qui constituent notre ADN :
la durabilité , parce que la transition écologique ne peut réussir que si elle est juste et accessible au plus grand nombre;
la santé et l’éducation , deux domaines où la technologie bouleverse les usages, mais où nous voulons que la transformation reste inclusive;
la technologie responsable , en favorisant des IA et des innovations numériques décentralisées, transparentes et respectueuses des droits humains.

Anas : J’aimerais insister sur la notion de complémentarité. Ce qui rend cette collaboration si forte, c’est aussi le dialogue intergénérationnel et la convergence de valeurs. Laurence Méhaignerie, cofondatrice de Citizen Capital, a été – avec d’autres – à l’origine de la Charte de la diversité, et elle travaille depuis plus de vingt ans sur les sujets d’inclusion et d’égalité des chances. Elle nous fait bénéficier d’un recul inestimable sur les erreurs à éviter et sur la manière d’aborder ces enjeux de façon pragmatique et mesurable.
Il y a aussi un alignement profond sur la philosophie d’investissement. À leur création, Citizen Capital avait déjà cette volonté de financer des entrepreneurs atypiques, ceux que les circuits classiques ne regardaient pas. Ils ont évolué vers une approche plus généraliste de l’impact, mais cette conviction initiale reste ancrée dans leur ADN. C’est précisément ce qui fait écho à notre démarche : aller chercher dans la diversité un moteur de performance économique.
En résumé, nous avons aujourd’hui ce que nous appelons le meilleur attelage possible : une jeune équipe engagée et agile, alliée à un acteur expérimenté et reconnu. Ensemble, nous combinons vision et exécution, conviction et rigueur. Cela nous donne les moyens de concrétiser notre mission dès le premier closing et d’aborder les prochaines étapes avec solidité.

Vous évoquez un objectif de 300 deals sourcés par an, pour 1 à 3 % d’investissements finalisés. Comment construisez-vous cette discipline d’investissement et cette sélectivité à fort impact ?

Anas : Cet objectif traduit notre volonté d’avoir un dealflow large et diversifié pour identifier des profils d’entrepreneurs qui échappent souvent aux circuits classiques. Environ la moitié de ces opportunités provient de notre réseau de partenaires – incubateurs, structures associatives, écoles, acteurs publics –, l’autre moitié de notre sourcing direct. Nous intervenons très tôt, dès le pré-seed, là où les besoins d’accompagnement sont les plus forts.
Le processus est volontairement rigoureux. Nous opérons un premier filtre sur des critères simples : cohérence avec notre thèse, localisation, stade de développement, montant recherché. Puis nous passons à une analyse plus qualitative des dossiers reçus. Là, notre approche diffère : nous corrigeons les biais habituels du capital-risque. Certains fondateurs, issus de milieux modestes ou moins familiers des codes du pitch, peuvent présenter des projections plus prudentes ou des présentations moins « formatées », mais cela ne préjuge en rien de la qualité de leur projet. Nous savons lire au-delà de la forme pour évaluer la vision, la solidité et la capacité d’exécution.
Au final, sur 300 dossiers étudiés, une cinquantaine est examinée en détail, une vingtaine fait l’objet d’échanges approfondis, et environ 5 investissements sont réalisés chaque année. Cette exigence nous permet de rester concentrés sur les projets à la fois solides, inclusifs et porteurs d’impact durable.

Mehdi : Notre force tient aussi à l’écosystème que nous avons construit. Des partenaires comme l’Escalator, fondé par Maurice Lévy, nous permettent d’accéder à des fondateurs talentueux mais souvent invisibles pour les fonds traditionnels. Ces collaborations de terrain enrichissent notre sourcing et renforcent notre capacité à détecter des entrepreneurs prometteurs avant leurs premières levées.
Nous restons convaincus qu’à ce stade d’investissement, la donnée et la technologie ne remplacent pas le jugement humain. Notre sélection repose sur l’écoute, la compréhension des parcours et la conviction. C’est cette approche, exigeante mais humaine, qui fonde notre discipline d’investissement.

Vous avez déjà investi dans plusieurs startups. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces premiers choix et sur ce qu’ils incarnent pour Margin Ventures ?

Mehdi : Ces premiers investissements traduisent parfaitement la philosophie de Margin Ventures.
Nous avons investi dans Masteur , une EdTech créée par deux ingénieurs – l’un ancien professeur de mathématiques – qui veut rendre l’aide aux devoirs plus accessible grâce à l’intelligence artificielle. Leur solution repose sur des séances collectives à coût réduit, sans compromis sur la qualité pédagogique. C’est un projet qui allie inclusion et performance économique, et qui démontre qu’innovation et accessibilité peuvent aller de pair. Après une première levée de fonds modeste, ils ont désormais atteint la rentabilité économique et approchent 1M€ d’ARR : c’est aussi la force de ces entrepreneurs, habitués à ce qu’on ne leur donne rien facilement et qui utilisent leurs moyens avec responsabilité et le plus d’impact possible.

Enfin, nous avons soutenu Fasten , une HealthTech fondée par une entrepreneure docteur en pharmacie. Elle a développé une thérapie digitale destinée aux patients atteints de cancer, pour améliorer les effets des traitements et réduire les effets secondaires. Malgré des moyens limités, elle a franchi avec succès des jalons réglementaires complexes et fédéré un réseau d’oncologues de référence. Quelques mois après notre investissement, elle a levé un tour de financement plus important auprès de fonds spécialisés, ce qui confirme la pertinence de notre approche : détecter tôt, soutenir fort, et donner une visibilité à des fondateurs que le capital-risque ignore souvent.

Au-delà de l’investissement financier, comment accompagnez-vous les entrepreneurs que vous soutenez ?

Anas : L’accompagnement fait partie intégrante de notre approche. Nous ne nous contentons pas d’apporter du capital : nous nous impliquons activement dans le développement de chaque projet. Beaucoup des fondateurs que nous soutenons disposent de moins de réseau ou de relais que ceux des milieux plus favorisés. Notre première responsabilité est donc de leur ouvrir des portes — qu’il s’agisse d’investisseurs, d’incubateurs, d’experts ou de futurs partenaires commerciaux.
Nous avons construit, autour du fonds, un écosystème de partenaires et d’experts que nous mobilisons selon les besoins : cabinets juridiques, chasseurs de tête, experts en communication ou en stratégie, structures d’accélération, etc. Par exemple, nous avons pu recommander à l’équipe de Masteur de rejoindre le programme d’accélération d’EDHEC Entrepreneurs, ce qui leur a permis de s’installer à STATION F et d’accéder à des mentors et à des ressources clés pour leur croissance.
Nous travaillons aussi à la création d’une communauté d’entrepreneurs et d’investisseurs autour de Margin Ventures. Cette communauté a pour vocation d’incarner notre fonds et de créer un effet de rôle modèle : des fondateurs expérimentés qui accompagnent ceux qui démarrent, dans une logique de pair à pair. C’est une approche très concrète, basée sur l’entraide et la transmission d’expérience.

Mehdi : C’est aussi ce qui distingue notre positionnement. Là où certains fonds adoptent une logique de volume – ce qu’on appelle le spray and pray, investir massivement en espérant que quelques champions émergent –, nous privilégions une approche ciblée et engagée. Nous faisons moins d’investissements, mais nous consacrons plus de temps et de ressources à chacun d’eux.
Notre accompagnement se concentrera sur trois axes principaux : le financement (aider à structurer les tours suivants et à préparer les levées futures), la stratégie (aider à clarifier le positionnement, le modèle de croissance, l’approche marché) et le développement humain (soutenir les fondateurs dans leurs recrutements et leur gouvernance).
Enfin, nous veillons à ce que les mentors, experts et partenaires que nous mobilisons reflètent eux-mêmes la diversité que nous défendons. C’est une manière de prolonger notre mission : offrir aux entrepreneurs des modèles de réussite qui leur ressemblent.

Quels profils de LPs recherchez-vous dans le cadre de votre levée de fonds ?

Anas : Nous avons une stratégie de levée de fonds structurée autour de plusieurs catégories d’investisseurs. La première regroupe les institutionnels publics et privés. Côté public, on connaît l’intérêt d’acteurs comme Bpifrance et le Fonds Européen d’Investissement pour les sujets d’inclusion et de diversité entrepreneuriale. Côté privé, nous ciblons des acteurs bancaires et assurantiels sensibles à l’investissement à impact.

Nous discutons également avec des corporates – des entreprises du CAC 40 ou des groupes européens – qui souhaitent s’engager sur des initiatives à forte valeur sociale. L’objectif est de créer des synergies : ces entreprises peuvent être à la fois investisseurs et partenaires pour les startups de notre portefeuille.

Enfin, nous ouvrons le fonds aux family offices et aux entrepreneurs-investisseurs. Beaucoup d’entre eux ont eux-mêmes connu des parcours atypiques et se reconnaissent dans notre démarche. Ils veulent aujourd’hui redonner, en soutenant une nouvelle génération d’entrepreneurs issus de la diversité.

Notre levée vise un premier closing à 30 millions d’euros à l’été prochain, pour une taille cible de 50 millions d’euros. Nous concentrons nos efforts principalement sur la France, mais avec une ambition européenne, car les problématiques que nous adressons — inclusion, diversité, égalité des chances — dépassent largement les frontières nationales.

Quelles sont vos ambitions à court, moyen et long terme pour Margin Ventures ?

Anas : À court terme, notre priorité est de réaliser notre premier closing. Cela nous permettra de concrétiser pleinement notre thèse d’investissement et de renforcer le réseau de partenaires que nous avons commencé à bâtir. Mais au-delà des chiffres, nous voulons surtout structurer un écosystème durable autour de Margin Ventures : un mouvement d’acteurs engagés pour une plus grande représentativité au sein de la tech et de l’entrepreneuriat.
À moyen terme, notre ambition est d’élargir notre champ d’action à l’échelle européenne. Les défis que nous adressons ne s’arrêtent pas aux frontières françaises : la question de la diversité dans le capital-risque est européenne, voire mondiale. Les profils que nous finançons ont souvent une capacité naturelle à penser global, à s’exporter, à adapter leurs modèles. Nous voulons donc faire de Margin Ventures un acteur européen de référence dans l’investissement inclusif et à impact.
À plus long terme, notre vision s’inscrit dans un cadre plus large : celui de la promotion d’un modèle européen de la tech, fondé sur la durabilité, l’éthique et la responsabilité. Nous croyons qu’entre le modèle américain, souvent guidé par l’hypercroissance, et le modèle asiatique, davantage axé sur la production, l’Europe a une carte unique à jouer — celle de l’innovation inclusive, respectueuse des droits humains et de la planète. Margin Ventures s’inscrit dans cette vision : contribuer à bâtir un capital-risque plus juste, plus représentatif et plus performant.

Mehdi : Sur un horizon de cinq à six ans, notre objectif est clair : faire de Margin Ventures le fonds de référence sur les sujets d’inclusion et de diversité. Nous voulons prouver que la diversité n’est pas un facteur de risque, mais un levier de performance et de création de valeur.
Notre ambition est aussi de contribuer à changer la perception du marché : trop souvent, les investisseurs associent encore la différence à une incertitude. Nous voulons démontrer qu’elle est une force. Si, dans quelques années, nous réussissons à inspirer d’autres fonds, à transformer ces représentations et à faire émerger une nouvelle génération de fondateurs venus de la marge, alors nous aurons pleinement accompli notre mission.

Margin Ventures n’est pas simplement un fonds d’investissement : c’est une vision du capital-risque repensée. En s’adressant à celles et ceux que le marché oublie trop souvent, le duo formé par Mehdi Belkahla et Anas Jaballah réinvente les codes d’un secteur encore trop fermé. Leur conviction est simple mais puissante : la diversité est une force économique et un moteur d’innovation.
À travers une approche exigeante, un accompagnement humain et une thèse d’investissement tournée vers l’inclusion, Margin Ventures a pour objectif de démontrer qu’il est possible de concilier performance financière et impact sociétal. En investissant dans la marge, le fonds mise sur ce que la société d’aujourd’hui peine encore à reconnaître : que les idées les plus audacieuses, les entreprises les plus résilientes et les innovations les plus transformatrices naissent souvent à ses frontières.
L’ambition est claire : faire de Margin Ventures le catalyseur d’une nouvelle génération d’entrepreneurs et prouver que la réussite de demain se construira avec tous, et surtout grâce à ceux que l’on n’attend pas.