Karista : de la R&D jusqu’à la conquête spatiale, 20 ans d’un venture capital engagé

22/09/2025

12 minutes

Depuis plus de deux décennies, Karista trace une trajectoire singulière dans l’écosystème du capital-risque européen. Né d’un besoin régional et porté par une vision technologique affirmée, le fonds s’est imposé comme l’un des pionniers du financement en amorçage en France. Dans cet entretien, Olivier DUBUISSON, Co-founder & Managing Partner chez Karista, partage la genèse du fonds, ses choix stratégiques, ses convictions différenciantes et sa vision de l’investissement à long terme.

Olivier DUBUISSON

Co-founder & Managing Partner chez Karista

Karista a été fondé il y a plus de vingt ans, à une époque où l’écosystème venture français était encore balbutiant. Quelle était l’intuition ou la conviction fondatrice qui a motivé la création du fonds ?

Olivier : La création de Karista remonte à 2001. À cette époque, la région Île-de-France souhaitait mettre en place un dispositif d’amorçage pour soutenir les startups locales. Le capital-risque était alors peu développé en France. La bulle internet venait d’éclater, ce qui rendait les investisseurs très prudents. Il existait peu de structures capables de financer l’innovation en phase précoce.

Pour répondre à ce besoin, la Caisse des Dépôts, à travers sa filiale CDC Entreprises, a été chargée de structurer un fonds. C’est alors que Karista (anciennement appelé Cap Décisif) est né.

Dès le départ, nous avons fait des choix forts. Nous avons décidé de ne pas investir dans l’Internet, même si c’était très à la mode. Nous voulions cibler des projets fondés sur une technologie tangible. L’idée était simple : si l’entreprise échouait, il devait rester un actif technologique valorisable.

Nous avons donc orienté, au départ, notre stratégie vers les technologies issues des laboratoires publics. Nous sommes allés chercher des projets au CEA, au CNRS, à l’INSERM, ou encore à l’ONERA. À l’époque, le terme Deep Tech n’existait pas encore. Nous parlions de « sciences de l’ingénieur », une expression qui regroupait la santé, l’électronique, la chimie, ou encore les medtechs.

Ce positionnement a forgé l’ADN de Karista. Il nous a permis de construire une expertise unique dans l’accompagnement de projets complexes, portés par des chercheurs et ancrés dans une technologie de rupture.

Vous insistez souvent sur l’ADN de Karista comme investisseur de proximité et à l’écoute des entrepreneurs. Qu’est-ce qui, selon vous, vous différencie concrètement des autres acteurs du marché aujourd’hui ?

Olivier : Dès nos débuts, nous avons adopté une méthode très directe. Plutôt que d’attendre que les projets viennent à nous, nous sommes allés les chercher à la source, dans les laboratoires de recherche publics. C’est là que naissent les technologies de rupture, mais ce n’est pas là que naît l’esprit d’entreprise. La plupart des chercheurs que nous avons rencontrés avaient une excellente maîtrise scientifique, mais aucune expérience de la création d’entreprise.

Pour que ces innovations puissent donner naissance à des startups viables, nous avons dû jouer un rôle actif. Il fallait structurer les projets, trouver les premiers collaborateurs, clarifier la proposition de valeur, et surtout guider les porteurs dans un environnement économique qu’ils découvraient.

Nous avons aussi travaillé main dans la main avec les incubateurs dits « Loi Allègre », qui ont permis aux chercheurs de sortir temporairement du laboratoire tout en conservant un lien avec leur institution d’origine. Ce cadre légal était une avancée majeure. Il a autorisé les chercheurs à valoriser leurs travaux, à obtenir des licences sur leurs brevets, et à tester un projet entrepreneurial sans tout quitter.

C’est dans cette proximité, cette implication dès les toutes premières étapes, que réside notre différence. Nous n’avons jamais été un simple investisseur. Nous avons été partenaires de création. Cette culture, nous l’avons conservée. Même aujourd’hui, alors que l’écosystème est plus structuré, nous continuons à accompagner de manière concrète et exigeante les porteurs de projet. C’est une part intégrante de notre identité.

Votre thèse d’investissement repose sur la santé, le digital, le newspace et l’impact. Comment articulez-vous ces verticales entre elles, et comment décidez-vous d’entrer dans une nouvelle thématique ?

Olivier : Notre stratégie n’a jamais été figée. Elle a évolué avec notre expérience, notre capacité d’exécution, et l’environnement autour de nous. Au départ, notre mandat était régional. Nous financions des startups en amorçage sur tous types de technologies, à condition qu’elles soient situées en Île-de-France. Mais ce modèle avait ses limites. Il attirait peu d’investisseurs privés et nous cantonnait à une zone géographique trop restreinte pour identifier les meilleurs projets.

C’est en analysant notre portefeuille que nous avons constaté une concentration naturelle de nos succès dans le secteur de la santé. Nous avions construit, projet après projet, une expertise solide, et nous étions identifiés comme un acteur légitime par les entrepreneurs et les industriels du secteur. Cela nous a amenés à créer un fonds entièrement dédié à la santé, avec une ambition européenne, et d’étendre notre périmètre d’investissements à des tours plus late stage, dépassant l’amorçage pur (Series A et B).

Le passage vers une logique thématique s’est donc imposé naturellement. Il s’est renforcé avec l’arrivée de nouvelles opportunités. En 2017, nous avons répondu à un appel du CNES, qui cherchait à structurer un fonds orienté spatial. Nous avons travaillé plusieurs années pour construire cette stratégie et avons finalement lancé CosmiCapital en 2021.

Aujourd’hui, nous avons deux grands pôles. Le premier est la santé, où nous continuons d’investir dans des dispositifs médicaux ou dans la santé numérique. Le second est le spatial, mais dans une acception large. Nous y incluons aussi la sécurité et la défense, qui partagent les mêmes technologies sous-jacentes.

L’impact et le digital sont pour nous des dimensions transversales. Nous n’avons pas encore créé de fonds exclusivement « impact », mais nous intégrons ces critères dans toutes nos décisions. De même, le digital est souvent une brique indispensable dans les projets que nous finançons.

Le lancement de CosmiCapital en 2021 illustre votre capacité à anticiper des tendances de rupture. Quels enseignements tirez-vous de cette initiative ?

Olivier : En 2017, le CNES a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour créer un fonds thématique dédié au spatial. Beaucoup d’acteurs ont répondu. Karista a été choisi. Cela nous a donné l’impulsion nécessaire pour structurer CosmiCapital, un fonds orienté Space, Sécurité et Défense.

Le fonds a été closé en 2021 avec un total de 42 millions d’euros. Le CNES et Bpifrance y ont apporté une contribution majeure, respectivement 12 et 20 millions. Ce soutien institutionnel a été déterminant, non seulement pour sécuriser les ressources financières, mais aussi pour crédibiliser le projet auprès des startups.

Au-delà de l’investissement, le CNES a joué un rôle d’expert. Ils nous ont aidés à évaluer les projets en nous donnant un accès à leur savoir-faire technique. Ils ont aussi contribué à élargir notre sourcing, car tout projet spatial sérieux, en France, finit par passer par le CNES. Cela a fait de CosmiCapital un fonds connecté à l’écosystème dès le départ.

Enfin, les retours de terrain nous montrent que ce positionnement était pertinent. La montée en puissance des enjeux liés à la souveraineté technologique, à la cybersécurité et à l’observation spatiale nous conforte dans notre intuition initiale. Le timing était bon. Le besoin de financement dans ces secteurs est croissant et les opportunités se multiplient.

Karista a accompagné des startups devenues des références dans leur secteur. Pouvez-vous partager quelques investissements emblématiques qui reflètent le mieux votre stratégie et votre approche de l’accompagnement ?

Olivier : Nos investissements les plus emblématiques sont ceux où nous avons été là dès le début. C’est là que notre approche prend tout son sens.

Par exemple, nous avons été le tout premier investisseur de DBV Technologies , en 2003. L’entreprise développait un patch pour traiter les allergies alimentaires. À l’époque, peu de gens y croyaient. Nous avons financé le premier tour avec un chèque de 139 000 euros. En 2014, la société valait deux milliards d’euros. Elle avait levé au total plus de 500 millions. C’est un exemple parfait d’une technologie très amont transformée en produit de rupture, avec un impact mondial.

Un autre exemple est Nanobiotix , qui a mis au point des nanoparticules injectables dans les tumeurs pour renforcer les effets de la radiothérapie. C’est une technologie complexe, difficile à expliquer au grand public, mais très prometteuse sur le plan médical. Nous avons investi très tôt, accompagné l’équipe dans ses premiers développements, et réalisé un multiple de x10 lors de notre sortie.

Echosens est également un cas très représentatif de notre stratégie. L’entreprise a conçu le Fibroscan, un dispositif permettant de mesurer la fibrose du foie sans recourir à la biopsie. Cela a changé la pratique des hépatologues dans le monde entier. C’est une innovation d’usage, certes, mais fondée sur une technologie de très haut niveau. Là encore, nous avons été au tout début de l’aventure.

Dans le spatial, notre portefeuille récent illustre notre vision. Constellr , en Allemagne, déploie une constellation de satellites capables de mesurer avec précision l’humidité des sols. Cette technologie sert l’agriculture, mais peut aussi détecter des champs de mines, des infrastructures camouflées ou des tunnels, ce qui la rend utile pour la défense.

Nous avons aussi investi dans Look Up Space , une société française qui surveille les débris spatiaux et les comportements hostiles en orbite. La société fournit des données critiques à la fois aux opérateurs civils et aux armées. Enfin, Cysec , en Suisse, propose des solutions de cybersécurité pour les satellites. Sa technologie est directement issue de la recherche et a montré toute son utilité lors des cyberattaques précédant la guerre en Ukraine.

Tous ces exemples montrent que notre stratégie repose sur des technologies solides, des porteurs visionnaires et un accompagnement opérationnel dès les premières étapes.

Le rapport Maddyness soulignait votre capacité à vous réinventer. Quelles évolutions avez-vous mises en œuvre dans votre organisation pour rester en avance ?

Olivier : Nous avons pris conscience que notre croissance passait aussi par une meilleure implantation en Europe. C’est pourquoi nous avons ouvert notre premier point d’ancrage hors de France à Londres. Le choix du Royaume-Uni n’est pas un hasard. Ce pays reste l’un des plus actifs en Europe dans les domaines du spatial et de la défense. Pour rester pertinent sur ces sujets, il est indispensable de suivre de près les dynamiques locales.

En parallèle, nous avons ouvert un bureau au Luxembourg. Ce bureau couvre l’ensemble du Benelux. La région est très active en innovation, notamment dans le spatial, la deep tech et la santé. Le Luxembourg, en particulier, a investi massivement dans des infrastructures d’innovation et attire de plus en plus de startups ambitieuses. Être physiquement présent permet de nouer des relations de proximité, de capter des signaux faibles et de construire un réseau solide.

Ces choix d’expansion géographique s’inscrivent dans une logique simple. Pour être un fonds européen, il ne suffit pas de dire que l’on regarde l’Europe. Il faut s’y implanter, comprendre les marchés locaux et pouvoir intervenir rapidement. Cette capacité à détecter et accompagner des projets hors de France est devenue un avantage stratégique.

Vous avez une position affirmée sur la souveraineté technologique. Pourquoi ne pas revendiquer l’étiquette « Souv’Tech » comme d’autres ?

Olivier : Le concept de « Souv’Tech », ou technologie souveraine, gagne en popularité. Il repose sur l’idée que l’Europe doit conserver ses actifs stratégiques et éviter que ses pépites technologiques soient rachetées par des acteurs étrangers. C’est une position que je comprends, mais que nous ne partageons pas dans son application stricte.

Karista n’est pas un fonds public. Nous avons une mixité de souscripteurs, avec des investisseurs privés et institutionnels. Notre mission est de générer de la valeur. Nous ne pouvons pas annoncer à nos LPs que nous renoncerons à vendre une entreprise à un acteur américain ou asiatique, si c’est celui qui fait la meilleure offre. Ce serait une décision idéologique, et non économique.

Nous sommes prêts à favoriser une sortie européenne, si elle est compétitive. Mais nous refusons de nous interdire a priori des options de sortie qui pourraient maximiser la valeur pour nos souscripteurs. Ce que nous respectons, ce sont les règles. Si une entreprise entre dans le champ des restrictions liées aux technologies sensibles, nous suivons la loi. Mais nous ne voulons pas aller au-delà de ce cadre légal.

C’est une position qui peut paraître isolée, mais elle est assumée. Nous pensons qu’un fonds d’investissement doit d’abord rester fidèle à ses engagements vis-à-vis de ses investisseurs. Cela n’empêche pas de soutenir les écosystèmes européens, ni de promouvoir l’innovation locale. Mais cela ne doit pas devenir un dogme.

Le métier d’investisseur évolue rapidement. Quelles technologies ou méthodes utilisez-vous aujourd’hui pour optimiser vos processus de sourcing, d’évaluation ou d’accompagnement ?

Olivier : Le volume de dossiers que nous recevons chaque année est très important. Plus de 3 000 business plans arrivent chez nous, avec des projets très variés, allant du concours Lépine jusqu’au chercheur du CNRS. Il est donc impossible de tous les analyser manuellement avec la même profondeur.

Certains acteurs ont mis en place des outils technologiques pour filtrer, scorer ou automatiser certaines étapes du sourcing. Nous suivons de près ces évolutions. Nous savons qu’il existe des algorithmes capables d’analyser des pitch decks, d’évaluer des profils de fondateurs ou de comparer des modèles économiques.

Cependant, nous restons prudents sur l’automatisation des décisions. L’analyse humaine reste irremplaçable à nos yeux. L’expérience nous a appris que la réussite ou l’échec d’une startup dépend souvent d’éléments très subtils. Ce sont des signaux faibles. Ils relèvent parfois du comportement du fondateur, de sa capacité à pivoter, de sa posture face au risque. Ces éléments ne sont pas encore captables par une machine.

En revanche, les outils peuvent nous aider à structurer les étapes amont. Ils nous permettent de gagner du temps, d’organiser notre base de données interne, de mieux qualifier les dossiers. Mais la décision d’investir reste humaine. C’est un acte de conviction. Il repose sur la rencontre, la discussion, le ressenti. C’est une dimension que la technologie ne peut pas encore modéliser.

Quelles sont vos ambitions à court et moyen terme pour Karista ?

Olivier : Nous avons actuellement deux chantiers majeurs. Le premier concerne notre fonds santé, Karista 5. Nous avons réalisé un premier closing et nous travaillons sur le second. L’objectif est d’atteindre plus de 100 millions d’euros d’ici la fin de l’année. Plusieurs discussions sont en cours avec de nouveaux investisseurs. Nous avançons bien, mais comme toujours, il est difficile de prédire avec précision le calendrier final.

Le second chantier est le lancement d’un nouveau fonds dédié au spatial, à la sécurité et à la défense. Il s’inscrit dans la continuité de CosmiCapital, avec un périmètre élargi et une ambition renforcée. Nous avons reçu des lettres d’intention cet été. Nous espérons également concrétiser un premier closing d’ici la fin de l’année. Les perspectives sont encourageantes. Les besoins de financement dans ces domaines restent très élevés.

Ces deux initiatives reflètent notre volonté de consolider nos positions sur les thématiques où nous avons construit une expertise forte. Nous voulons aussi continuer à nous développer en Europe, tout en gardant notre capacité à intervenir très tôt auprès des projets que nous jugeons prometteurs.

En deux décennies, Karista s’est imposé comme un acteur central du capital-risque en France et en Europe. Son parcours témoigne d’une capacité rare à identifier les signaux faibles, à s’engager très tôt aux côtés des entrepreneurs, et à construire des leaders dans des secteurs aussi exigeants que la santé ou le spatial.
Avec une présence renforcée à l’international, une expertise technologique profonde, et une discipline d’investissement assumée, Karista incarne un capital-risque ancré dans le réel, tourné vers l’impact concret et la performance à long terme. Loin des tendances passagères, le fonds trace une voie claire : celle d’un accompagnement exigeant, pragmatique et résolument engagé au service de l’innovation européenne.