15/09/2025
9 minutes
Fondé il y a plus de quinze ans, ce réseau de business angels s’est imposé comme un acteur incontournable dans l’accompagnement de startups technologiques et industrielles. Structuré autour d’un ADN très technique, il conjugue expertise d’ingénierie, rigueur de sélection et passion entrepreneuriale. Rencontre avec Philippe Tarissi, Directeur des Opérations, qui dévoile sans détour les coulisses de ce collectif atypique.
Philippe TARISSI
Directeur des Opérations chez Arts & Métiers Business Angels
Philippe : Arts & Métiers Business Angels est un réseau d’investisseurs fondé en 2008. À l’origine, l’initiative est née au sein de la communauté des anciens élèves des Arts & Métiers. Ce sont donc, à environ 75 %, des ingénieurs issus de cette école qui composent encore aujourd’hui le réseau, même si celui-ci est désormais ouvert à d’autres profils.
L’objectif initial était double. D’une part, il s’agissait de permettre aux ingénieurs Arts & Métiers, souvent riches d’une solide expérience industrielle et d’un réseau professionnel dense, de s’impliquer dans l’écosystème entrepreneurial français. D’autre part, l’ambition était de soutenir des projets innovants en phase de démarrage, en apportant à la fois des capitaux et des compétences techniques pointues.
C’est un réseau fondé sur l’envie de transmettre l’expertise acquise tout au long d’un parcours professionnel exigeant. En effet, nombre de ses membres ont évolué dans des environnements industriels complexes et ont développé une réelle capacité d’analyse, de structuration et d’accompagnement stratégique. Ce savoir-faire constitue une valeur ajoutée précieuse pour les jeunes entreprises.
La création du réseau répondait aussi à une volonté de fédérer les énergies autour de valeurs communes : rigueur, engagement, transmission. En d’autres termes, le projet ne se limitait pas à l’investissement financier : il s’agissait aussi de créer un cadre propice à l’engagement personnel dans la réussite des projets soutenus.
Enfin, le caractère associatif du réseau a toujours été central. Il ne s’agit pas d’un fonds d’investissement classique, mais d’un collectif structuré, où chaque membre investit à titre individuel, en toute autonomie, tout en bénéficiant d’une dynamique de groupe et d’un cadre mutualisé d’échange, d’instruction des dossiers et de partage d’expérience.
Philippe : Arts & Métiers Business Angels réunit environ 140 membres aux profils variés : entrepreneurs, cadres dirigeants en activité ou jeunes retraités désireux de transmettre leur expérience. Cette diversité alimente une richesse d’analyse et une complémentarité précieuse lors de la sélection des projets.
Notre fonctionnement repose sur un modèle souple et collaboratif. Les projets sont d’abord examinés par petits groupes, puis présentés au réseau. Un « leader d’instruction » prend en charge l’analyse approfondie, en s’appuyant sur son expertise pour convaincre les autres membres. Chacun reste libre d’investir en direct, mais la décision s’appuie sur l’intelligence collective.
Ce qui nous distingue, c’est notre ouverture sectorielle combinée à une forte sensibilité industrielle. Nous investissons dans des domaines très divers, mais privilégions les projets comportant une réelle dimension technique ou industrielle, en lien avec les compétences de nos membres, majoritairement ingénieurs. Cela nous permet d’apporter un accompagnement concret sur des sujets comme l’industrialisation, la supply chain ou la structuration technologique.
Enfin, notre organisation associative et décentralisée, structurée en délégations régionales, nous permet de rester proches du terrain. Ce maillage favorise un sourcing local de qualité et un accompagnement au plus près des porteurs de projets.
Philippe : L’association elle-même ne déploie pas de capital. Son rôle est d’organiser le réseau, de structurer le processus de sélection, de favoriser les échanges et de permettre aux investisseurs de se regrouper autour d’opportunités communes.
Par conséquent, il n’y a pas de thèse d’investissement unique ou centralisée. Chaque membre conserve sa propre stratégie, ses critères et son niveau d’appétence au risque. Cependant, tous partagent un socle de valeurs et une approche commune, liée à l’ADN Arts & Métiers. Cela crée une cohérence dans la manière dont les projets sont perçus et analysés.
Ce que nous recherchons, en priorité, ce sont des projets portés par des équipes solides, avec un potentiel d’impact technologique ou industriel, et des perspectives de développement réalistes. L’humain reste au cœur de notre processus d’investissement. La qualité des fondateurs est déterminante, tout comme leur capacité à fédérer, exécuter et s’adapter.
Il est aussi important de noter que même si notre réseau reste attaché aux projets à dimension industrielle, nous avons su élargir notre spectre au fil du temps pour suivre l’évolution du marché de l’innovation. Aujourd’hui, nous accompagnons aussi bien des startups hardware que des plateformes SaaS ou des projets logistiques à forte composante numérique. La diversité des secteurs reflète la diversité des compétences au sein du réseau.
Philippe : Je peux citer Magma Technology , une solution IoT dédiée à la traçabilité logistique. Ce projet est suivi depuis cinq ans par un membre du réseau qui siège au comité stratégique. Il a su réunir un montant significatif pour notre structure, en raison de la qualité de l’équipe fondatrice et de l’ancrage industriel de la solution. C’est un exemple typique d’entreprise en lien avec notre ADN.
Un autre exemple important est Enogia , une entreprise spécialisée dans la conception et la commercialisation de turbines pour la valorisation de chaleur fatale. Investie dès 2012, elle a connu une belle croissance jusqu’à une sortie en bourse en 2021, ce qui reste assez rare dans notre univers. Ce projet représente parfaitement notre cœur de cible : un produit industriel complexe, un développement long terme et un accompagnement stratégique fort. Plusieurs membres du réseau ont été impliqués dans sa gouvernance.
Enfin, pour illustrer la diversité de nos investissements, je peux mentionner LIREKA , une startup bien plus éloignée de notre axe industriel. Il s’agit d’une librairie francophone en ligne, avec une livraison internationale de livres. Investie en 2023, cette entreprise repose davantage sur un modèle logiciel et logistique. Elle a séduit par la qualité des porteurs de projet, leur vision, et leur capacité d’exécution, malgré un positionnement initialement moins technique. Cela montre que nous savons aussi faire preuve d’ouverture lorsqu’un projet présente des fondamentaux solides.
Philippe : L’accompagnement post-investissement est un aspect central de notre démarche. Nous ne sommes pas simplement des apporteurs de fonds, nous cherchons à être des partenaires actifs dans la réussite des entreprises que nous soutenons. Cet accompagnement peut se faire à deux niveaux, formel et informel.
Sur le plan formel, lorsqu’un membre du réseau parvient à obtenir un siège au comité stratégique d’une startup, ce qui est souvent le cas lorsque nous sommes investisseurs leaders d’un tour, il devient le principal interlocuteur de l’entreprise. Cette position lui permet d’agir sur le long terme, parfois pendant cinq, sept ou même dix ans. Il joue alors un rôle de conseil stratégique, de mise en réseau, d’aide à la résolution de problématiques concrètes, qu’elles soient d’ordre opérationnel, organisationnel ou financier.
Cet engagement s’appuie sur une expérience collective accumulée depuis plus de quinze ans. En interne, nous avons développé une culture du partage de savoirs et de bonnes pratiques, qui permet aux membres de solliciter facilement l’avis d’autres investisseurs en cas de difficulté ou de doute sur un dossier. Cela crée une sorte de mémoire du réseau, précieuse pour surmonter les obstacles que rencontrent naturellement les jeunes entreprises.
Nous intervenons par exemple sur des problématiques de gestion d’entreprise, sur des décisions clés comme le pivot d’un modèle économique, l’élargissement d’un board ou encore la structuration d’un tour de financement suivant. Il arrive également que nous aidions à résoudre des situations urgentes, notamment en lien avec des besoins de trésorerie ou des tensions internes. Dans ces moments, notre proximité avec les fondateurs est déterminante.
Concernant l’internationalisation, elle intervient souvent dans une phase plus avancée du développement de l’entreprise. En général, lors de notre entrée au capital, les startups sont encore focalisées sur leur marché domestique. Toutefois, nous encourageons les porteurs à intégrer une vision internationale dès la conception de leur stratégie. Cela dit, il faut rester pragmatique, mieux vaut d’abord valider son modèle en France avant de chercher à se déployer à l’étranger, surtout pour les projets à forte intensité industrielle. Lorsque le moment de l’internationalisation arrive, souvent en lien avec une levée suivante ou un rachat industriel, nous savons mobiliser nos réseaux pour les accompagner dans cette nouvelle étape.
Philippe : Nous utilisons aujourd’hui une plateforme nommée Dealum. C’est un outil qui nous permet de centraliser l’ensemble des projets que nous souhaitons faire remonter au réseau. Il facilite également le travail collaboratif avec d’autres réseaux de business angels, puisque nous faisons partie de France Angels, une fédération qui regroupe environ soixante réseaux répartis sur le territoire français. Dealum est la solution recommandée au sein de cette fédération, ce qui permet une interopérabilité des processus et un échange de dossiers facilité.
L’outil nous sert non seulement pour le traitement du dealflow mais aussi comme base de gestion interne, notamment pour l’organisation d’événements et le suivi des projets. Il structure notre entonnoir de sélection de manière efficace. Chaque année, nos membres analysent environ mille projets, dont trois cents sont déposés effectivement sur la plateforme. Parmi ceux-ci, une soixantaine sont pitchés devant le réseau, pour aboutir à une quinzaine d’investissements.
Par ailleurs, nous nous intéressons activement à l’intégration de l’intelligence artificielle dans notre processus de gestion du flux. Cela fait partie des évolutions en cours. Nous cherchons à voir comment l’IA peut aider les investisseurs à traiter plus efficacement les dossiers, à identifier les signaux faibles et à affiner la prise de décision. Ce n’est pas encore opérationnel, mais nous considérons que cette technologie est amenée à se généraliser. Il nous paraît donc essentiel d’anticiper son intégration.
Il peut arriver que certains membres utilisent à titre individuel des outils supplémentaires selon leurs besoins personnels, mais il n’y a pas d’autre solution standardisée au niveau du réseau. Nous restons cependant très attentifs à toutes les technologies qui pourraient renforcer l’efficacité de notre sélection ou enrichir notre compréhension des tendances du marché.
Philippe : Aujourd’hui, le réseau investit entre 1 million et 1.5 million d’euros par an dans une quinzaine de projets. L’une de nos ambitions principales est de renforcer cette dynamique en augmentant progressivement les montants investis. Cela est d’autant plus important que les tours de table tendent à croître avec la valorisation des actifs. Pour rester un acteur pertinent dans ces levées de fonds, il est nécessaire que nous puissions suivre cette évolution.
Pour y parvenir, nous avons deux leviers essentiels. Le premier est le recrutement de nouveaux membres. En élargissant le réseau, nous pouvons augmenter la capacité d’investissement globale et enrichir notre panel de compétences. Cela nous permet aussi de proposer un accompagnement plus structuré et plus ciblé aux startups que nous soutenons. Le second levier réside dans l’amélioration de la qualité du dealflow, grâce notamment à un travail accru de sourcing et à l’optimisation des outils que nous utilisons.
Nous sommes en train de développer un outil en interne destiné à améliorer la gestion des dossiers entrants. L’objectif est de mieux trier les opportunités, d’identifier plus rapidement les projets les plus prometteurs et de permettre aux membres de se concentrer sur les startups qui correspondent le mieux à leur profil d’investissement. Cela s’inscrit dans une logique de boucle vertueuse : plus nous sommes efficaces dans la sélection, plus nous investissons, plus nous attirons des projets de qualité, ce qui renforce l’attractivité du réseau.
Sur le plan organisationnel, nous continuerons à nous appuyer sur notre structure régionale. Les délégations régionales, en lien avec les territoires, jouent un rôle essentiel dans la détection des projets et dans la proximité avec les entrepreneurs. Cette organisation, inspirée de la structure même de l’École des Arts et Métiers, permet une répartition équilibrée des efforts sur l’ensemble du territoire.
En résumé, notre ambition est claire : investir davantage, dans de meilleurs projets, avec des membres toujours plus impliqués, tout en conservant notre indépendance et notre spécificité.
Arts & Métiers Business Angels illustre avec force qu’un réseau d’investisseurs peut allier exigence technique, engagement humain et ouverture stratégique. En plaçant l’expertise industrielle au cœur de son action, tout en s’adaptant aux mutations de l’innovation, ce collectif d’ingénieurs investisseurs propose un modèle singulier dans l’univers des business angels. Son approche rigoureuse, son ancrage territorial et son ambition d’impact sur le long terme font de lui un acteur à part entière de l’écosystème entrepreneurial français. Alors que les startups cherchent plus que jamais des partenaires engagés et compétents, ce réseau confirme qu’il n’est pas seulement un investisseur parmi d’autres, mais un véritable accélérateur de croissance raisonnée et durable.