04/10/2025
14 minutes
Après quinze années passées dans la finance traditionnelle, Fanny Picard a ressenti un décalage croissant entre son activité professionnelle et ses convictions profondes. Portée par son engagement pour l’égalité des chances et inspirée par des rencontres décisives, elle a fondé alter equity en 2007. Son ambition : démontrer qu’il est possible – et nécessaire – de concilier performance financière et impact positif sur la société et l’environnement.
Fanny PICARD
Co-founder & President chez Alter Equity
Fanny : Après quinze ans dans la finance traditionnelle, j’ai ressenti un décalage grandissant entre mon travail et mes valeurs. En parallèle de ma carrière, je me suis engagée bénévolement auprès de l’association Mozaïk RH, qui œuvre pour l’égalité des chances. J’y ai accompagné des jeunes issus de milieux modestes et souvent de la diversité, en les aidant à décrocher des stages dans de grandes entreprises. J’ai ainsi contribué à placer près d’une centaine de jeunes, une expérience qui m’a apporté une profonde satisfaction et m’a donné l’envie d’aller beaucoup plus loin dans la lutte contre les discriminations et pour l’égalité des chances. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir à la création d’un fonds destiné à financer des entreprises portées par des entrepreneurs issus de communautés défavorisées.
Le projet a évolué à la suite d’une rencontre déterminante avec Alain Grandjean, expert reconnu des enjeux énergie/climat. Il m’a permis de prendre conscience de la gravité des dérèglements climatiques, ainsi que des défis liés à la biodiversité, aux ressources naturelles, à la qualité de l’eau, de l’air et des sols. Alain est aussi un grand penseur du capitalisme responsable, et il m’a profondément inspirée dans cette voie.
En 2007, j’ai commencé à travailler sur ce qui allait devenir alter equity, avec l’ambition claire de mettre la finance au service de l’intérêt général. Concrètement, notre philosophie est d’investir uniquement dans des entreprises dont l’activité constitue une solution aux grands enjeux sociaux et environnementaux : éducation, santé et bien-être, emploi, transition écologique, etc.
Nous visons également un rendement financier compétitif pour nos investisseurs, afin de répondre à leurs attentes et de démontrer qu’il est possible de concilier responsabilité et rentabilité. À l’époque, cette conviction était loin d’être partagée. Or, une fois que l’on constate que responsabilité et rentabilité vont de pair, il devient évident que la responsabilité est le seul chemin digne.
Fanny : Nous nous différencions des fonds de capital-risque classiques en premier lieu parce que notre philosophie d’investissement est 100% dédiée aux investissements à impact positif sur la société.
Parmi les fonds dits à impact qui partagent aujourd’hui cette ambition, en plus d’avoir inventé le concept et le terme d’investissement à impact, nous avons porté l’essentiel des innovations en ce sens et continuons en permanence de développer des pratiques plus responsables, qui sont ensuite reprises par d’autres acteurs et parfois aussi par la réglementation, comme par exemple quand nous avons rendu obligatoire un bilan carbone, ou augmenté la prise en charge par la mutuelle des coûts de santé ds salariés.
Nous intervenons fréquemment dans le débat public et dans les instances de place, pour partager notre connaissance, notre conscience, notre ambition d’action, pour inviter chacun à porter sa part de responsabilité dans l’action, en tant que consommateur, électeur, citoyen, salarié, parent éducateur et pour contribuer à faire évoluer les réglementations.
Et puis notre niveau de rigueur nous semble élevé, ainsi que notre cohérence et notre éthique.
Fanny : Alter equity définit l’impact positif d’une entreprise à deux niveaux :
– l’impact de son activité : les produits et services qu’elle commercialise doivent soutenir les intérêts à long terme de la nature et des êtres humains, en apportant des solutions, souvent disruptives, à des défis sociaux ou environnementaux majeurs, etc.
– l’impact de ses pratiques de gestion : pour que nous y investissions, l’entreprise doit s’engager dans un plan d’actions continu vers plus de responsabilités dans son fonctionnement interne et externe, que nous appelons Business Plan Extra-financier.
L’impact positif de l’activité d’une entreprise est pour nous un critère indispensable : nous n’investissons jamais sans l’avoir préalablement identifié et validé. Mais cela ne signifie pas du tout sacrifier la performance financière. Celle-ci doit, elle aussi, être élevée et prévisible pour justifier notre engagement.
Notre analyse en la matière est conduite avec la même rigueur que celle des meilleurs fonds, y compris de taille plus importante. Avant de créer alter equity, j’ai dirigé les opérations financières de Wendel, un holding d’investissement menant des opérations de grande envergure, et j’ai été formée chez Rothschild dans le département de conseil en fusions & acquisitions. C’est ce niveau de professionnalisme et d’exigence que nous appliquons aujourd’hui.
Fanny : Toutes nos participations sont marquantes mais parmi les participations cédées , celle qui fait ressortir les meilleurs résultats est OpenAirlines, qui a développé une solution de machine learning et d’intelligence artificielle permettant de réduire la consommation de kérosène des avions. Lors de sa cession l’année dernière, elle avait multiplié par 10 son chiffre d’affaires par rapport à celui qu’elle réalisait au moment de notre investissement malgré les difficultés rencontrées pendant la période du Covid.
En termes d’impact, OpenAirlines estime être, avec Blablacar, l’une des premières entreprises françaises ayant le plus contribué à la décarbonation. Cela nous a permis de générer une performance également exceptionnelle à cet égard avec près de 9 millions de tonnes de CO2 évitées par l’activité de nos participations.
Nous avons accompagné l’entreprise dans sa croissance, qui détermine directement l’ampleur de son impact. Nous l’avons aussi soutenue dans l’évolution de ses pratiques de gestion : ouverture du capital à l’ensemble des salariés, implantation du siège social en centre-ville à proximité des transports en commun afin de limiter l’usage de la voiture, recours à des data centers moins énergivores, etc.
Fanny : L’égalité des chances, le respect de chacun et la lutte contre les discriminations nous tiennent profondément à cœur. La parité fait partie de ces préoccupations.
Parmi les participations de notre premier fonds, 33% des entreprises accompagnées étaient dirigées par des femmes – un record à l’époque dans l’investissement français.
Nous sommes vigilants vis-à-vis des biais cognitifs qui conduisent à financer plus facilement des entreprises fondées ou dirigées par des hommes blancs et à y promouvoir des hommes affirmés aux postes de pouvoir.
Nous imposons à chaque entreprise financée de compter au moins 30% de femmes dans son comité exécutif. Nous demandons également à chaque participation de nommer un responsable de la diversité, qui devra mettre en oeuvre un plan d’actions dédié.
Le principal obstacle à la mise en œuvre de ces actions nous semble être le vivier limité de femmes parmi les créateurs d’entreprises et dans certains secteurs techniques. Il y a des freins culturels : un déficit de confiance ou d’intérêt de certaines femmes pour les carrières scientifiques et entrepreneuriales, ainsi que des biais inconscients pouvant les conduire à s’autolimiter dans leur ambition. Ces biais inconscients sont également présents chez les hommes. Il faut un véritable combat contre les biais cognitifs pour que la parité s’installe durablement. Nous y avons formé notre équipe et nous continuerons de le faire car il faut des rappels.
Fanny : Nous avons probablement joué un rôle de déclencheur et d’accélérateur dans l’intégration de la RSE au sein du capital-risque et, plus largement, de l’investissement non coté. Nous concevons de nouvelles pratiques plus responsables, tout en veillant à ce qu’elles soient réellement applicables. Nous ne nous positionnons pas comme des révolutionnaires ou des anti-système. En revanche, nous sommes convaincus que le capitalisme, dans sa forme actuelle, est devenu dangereux pour sa propre survie et nous cherchons des manières de le rendre plus responsable. Avec une immense humilité mais tout de même l’espoir d’y contribuer, fut-ce à une toute petite ampleur.
Par exemple, nous étions convaincus de la nécessité pour les entreprises de procéder à un Bilan carbone dès l’époque où nous avons levé notre premier fonds. Mais nous étions déjà tellement en décalage par rapport à ce qui se pratiquait à l’époque que nous n’avons pas intégré ce dispositif en tant que tel. En 2007, la plupart de nos interlocuteurs ne comprenaient pas ce que signifiait développement durable, dérèglement climatique, Gaz à Effet de Serre, stakeholder value… Alors pour notre premier fonds, nous avions rendu obligatoire ce qui nous semblait être l’une des applications les plus significatives du Bilan carbone, sans aller jusqu’à exiger de nos participations de procéder à un Bilan carbone. Ce que nous leur demandions était de diminuer leur consommation les plus polluantes, notamment en termes d’émissions de Gaz à Effet de Serre.
Aujourd’hui, nous continuons à réfléchir à des mesures qui garantissent un véritable progrès social ou environnemental, ainsi qu’à la manière dont notre stratégie d’investissement peut les soutenir. Nous les intégrons ensuite, soit de façon progressive, soit par paliers, lors du lancement de chaque nouveau fonds.
Fanny : Chaque cession est un moment important. C’est une étape clé dans la vie des entreprises, de leurs équipes, de leurs dirigeants, et aussi pour nous en tant qu’investisseurs.
La première a été particulièrement marquante. Elle représentait la concrétisation de notre philosophie d’investissement, qui paraissait encore utopique aux yeux de nombreux observateurs. Nous avons cédé notre premier investissement, BoHo Green, au beau groupe Léa Nature, leader du bio en France, fondé et présidé par Charles Kloboukoff, un dirigeant engagé. BoHo Green conçoit et commercialise du maquillage bio et éco-conçu, à prix accessible afin de permettre au plus grand nombre de femmes d’accéder au bio.
Sur le plan humain, ce fut un moment difficile pour mon associé Félix Mounier et moi-même: nous nous étions beaucoup rapprochés de l’équipe dirigeante, avec qui nous avions partagé de nombreux combats pour développer l’entreprise, et notamment de sa dirigeante Hanane Bourimi. Sur le plan financier comme en termes d’impact, cette opération illustrait parfaitement la validité de notre thèse d’investissement.
Fanny : Nos principaux souscripteurs sont d’une part des investisseurs institutionnels (Bpifrance, banques, assurances, institutions de prévoyance, etc.), qui représentent 70% environ de nos fonds et d’autre part des entrepreneurs, dirigeants et family offices. C’est ainsi en ordre de grandeur depuis notre premier fonds. Les personnes privées sont souvent plus sensibles à l’impact. Tous ou presque, il existe quelques contre-exemples, attendent une rentabilité financière dynamique.
Fanny : La loi Rixain impose aux grandes entreprises d’atteindre 30 % de femmes dans leurs comités exécutifs d’ici 2027, puis 40 % d’ici 2030. De notre côté, nous avons toujours défendu la diversité.
Même si les entreprises de notre portefeuille ne sont pas soumises à cette loi en raison de leur taille, nous avons choisi d’imposer à toutes les participations de notre troisième fonds d’atteindre au moins 30 % de femmes dans leur comité exécutif. Le respect de cet engagement conditionne, aux côtés d’autres critères, la rémunération variable et le management package des dirigeants.
L’objectif est d’ancrer durablement une gouvernance plus diversifiée et équitable, qui constitue aussi, à nos yeux, un gage d’équilibre et de qualité dans la prise de décision.
Fanny : Nous n’investissons que dans des entreprises capables d’être performantes sur deux dimensions : l’impact et la rentabilité. La clé de notre modèle réside dans le choix d’acteurs dont l’impact positif est intrinsèquement lié à leur modèle économique.
Prenons l’exemple de Murfy, dont l’activité consiste à réparer des appareils électroménagers hors garantie afin d’éviter l’achat d’un produit de substitution neuf en cas de panne. Chaque euro de chiffre d’affaires supplémentaire généré se traduit mécaniquement par un impact positif : la machine à laver ou le four en panne ne seront pas remplacés par un produit neuf. Dès le départ, il existe donc une corrélation directe entre impact et profitabilité, ce qui transforme ce qui pourrait apparaître comme un dilemme en un véritable levier de performance responsable.
C’est une approche assez différente de la classe d’actifs émergente dite du « grey to green ». Dans ce cas, les investisseurs financent des entreprises traditionnelles dont le business model est initialement décorrélé de l’impact, mais qu’ils accompagnent dans leur transition énergétique — par exemple, en soutenant une société de transport routier qui électrifie progressivement son parc de camions.
Fanny : Depuis nos débuts, notre ambition est d’accélérer la transition vers une « nouvelle économie » durable, en démontrant qu’une finance vertueuse, tournée vers l’intérêt général, peut prospérer. Nous y contribuons à travers les véhicules d’investissement que nous créons, en finançant des solutions aux grands enjeux sociaux et environnementaux, en développant des pratiques d’investissement et de gestion plus responsables, ainsi que par nos prises de parole, qui participent à éveiller les consciences, à inciter à des comportements plus durables et à nourrir l’espoir.
Le défi reste immense : le rythme du changement est encore trop lent face à l’urgence climatique. Cela nous pousse à redoubler d’énergie pour convaincre de la nécessité de modèles économiques plus responsables, et d’une orientation collective vers une consommation plus sobre et durable.
En ce moment, je suis fréquemment sollicitée pour intervenir auprès d’étudiants et de salariés. L’opinion publique a pleinement conscience de la gravité des dérèglements environnementaux : 65 % des Français se déclarent éco-anxieux. Je crois essentiel de recréer de l’espérance en montrant que d’autres modèles sont possibles.
Fanny : Nous avons co-construit avec Carbone 4, leader de la mesure d’empreinte environnementale, une méthodologie permettant d’évaluer l’empreinte globale de nos participations. Elle prend en compte l’ensemble des dimensions : non seulement le climat, mais aussi la pression exercée sur les ressources naturelles sous tension (dont l’eau) ainsi que la biodiversité.
Cette méthodologie, spécifiquement adaptée aux petites entreprises que nous finançons, nous fournit des données robustes pour mesurer leur impact environnemental global. Elle se distingue de nos précédentes pratiques, qui se concentraient uniquement sur l’impact direct de l’activité de l’entreprise — par exemple les tonnes de CO₂ évitées, ou encore le nombre de bouteilles plastiques économisées grâce à l’offre d’une startup.
Fanny : À court terme, notre priorité est de consolider le développement d’alter equity en finalisant la levée de notre troisième fonds, alter equity3P III. Celui-ci nous permettra d’accompagner une quinzaine d’entreprises à fort impact positif, dans la continuité de notre mission « People – Planet – Profit ».
Nous avons déjà réuni des souscriptions équivalentes à la taille de notre précédent fonds (110 M€) et poursuivons nos échanges avec des investisseurs engagés. Ce nouveau véhicule devrait ainsi nous donner les moyens de mobiliser des montants encore plus importants au service de startups à fort potentiel, à la fois en termes de croissance rentable et d’impact.
Pour la suite, plusieurs pistes sont à l’étude, mais il est encore un peu tôt pour les partager.
Près de deux décennies plus tard, la démarche initiée par Fanny Picard reste visionnaire et d’une actualité brûlante. Avec alter equity, elle a prouvé qu’une finance au service de l’intérêt général pouvait être à la fois exigeante, rentable et profondément humaine. Son parcours témoigne d’une conviction forte : la responsabilité n’est pas une option, mais le seul chemin possible pour bâtir un avenir durable.