25/06/2025
14 minutes
Créé en novembre 2024, Allstrat intrigue. Ce nouveau venu sur la scène du capital-investissement cible un secteur aussi stratégique que longtemps négligé : la défense et la sécurité. Nous avons rencontré Rainier Brunet-Guilly, l’un des co-fondateurs, pour comprendre la genèse, leur mission et leurs ambitions. Conversation sans filtre, entre convictions, exigences opérationnelles et volonté de redonner à l’investissement en souveraineté ses lettres de noblesse.
Rainier BRUNET-GUILLY
Associé co-fondateur chez Allstrat
Rainier : Le point de départ, c’est un constat clair : il existe un véritable trou dans la raquette du financement en equity pour les entreprises stratégiques, en particulier dans la défense et la sécurité. Ces sociétés ne manquent pas d’atouts — croissance soutenue, rentabilité avérée, excellence industrielle — mais lorsqu’il s’agit de mobiliser des fonds propres, elles se heurtent à un mur.
Du côté de la dette, elles parviennent généralement à trouver des solutions, même si cela reste complexe. Mais dès qu’on parle de capital-investissement, c’est une autre histoire. Peu de fonds acceptent de s’exposer à ces secteurs, souvent par méconnaissance ou par frilosité face aux enjeux régaliens ou réglementaires. Résultat : même des entreprises solides, peinent à trouver des partenaires financiers capables de les accompagner dans leur développement.
C’est dans cette optique que nous avons réuni une équipe fondatrice très complémentaire. Eric Gaillat apporte plus de 30 ans d’expérience dans le private equity, avec à son actif la création de deux sociétés de gestion. Adrien a passé dix ans chez Lazard, avec une forte expertise en M&A, levée de fonds et en structuration de deals. Sylvain, de son côté, était Partner chez Eurazeo sur Industriel. Et me concernant, j’apporte cette double lecture, à la fois sectorielle — industrie, défense, sécurité — et régalienne, qui est indispensable dans un environnement aussi sensible. L’objectif était clair dès le départ : combler un vide du marché avec une approche ciblée, experte et alignée avec les enjeux de souveraineté industrielle européenne.
Rapidement nous avons fait le choix de nous rapprocher de New Alpha Asset Management, filiale du groupe La Française (156 Milliards d’euros d’actifs sous gestion). C’était un rapprochement naturel. Outre l’entente et la vision exceptionnelle de son directeur général, Antoine Rolland, New Alpha a construit son développement sur l’incubation de gérants émergents, par et pour les investisseurs institutionnels. Ses activités couvrent la gestion actions et le private equity. Pour les investisseurs, l’expertise d’une société de gestion est déterminante dans le succès d’un fonds et dans le potentiel de performance. C’est très important à nos yeux de vouloir offrir le meilleur pour toutes nos parties-prenantes.
Rainier : Nous assistons aujourd’hui à un véritable tournant historique pour les industries de défense en Europe. Le secteur entre dans ce que nous appelons un “super-cycle” : une dynamique de croissance structurelle, portée par la revalorisation massive des budgets de défense à l’échelle européenne. Concrètement, les lois de finances déjà votées prévoient une hausse moyenne de plus de 40 % des budgets d’ici cinq ans. Et si l’on prend en compte les projections internes des états-majors et des besoins militaires, on parle plutôt d’une augmentation de l’ordre de +120 % à +150 % à horizon dix ans.
Cette croissance ne se limite pas aux discours politiques. Elle se traduit dans les appels d’offres, dans les besoins d’équipements, dans les feuilles de route industrielles des armées. Et surtout, elle concerne la chaîne matérielle — celle des équipements, des technologies, des plateformes — qui représente aujourd’hui le principal levier de modernisation.
Pour un investisseur, c’est une fenêtre d’opportunité majeure. D’abord parce que le besoin est massif. Ensuite parce que les dynamiques de marché évoluent vite : l’Europe, longtemps endormie sur ces sujets, commence à prendre conscience de l’importance de sa souveraineté industrielle. Il reste encore du chemin mais la trajectoire est enclenchée. Sur le sujet et le terme Europe, il faut rester prudent. Cela reste des industries nationales, pays par pays. Néanmoins le potentiel de croissance est immense.
La France, en particulier, a un rôle central à jouer. Sa base industrielle de défense est l’une des plus complètes d’Europe. Elle est éclatée, fragmentée, mais d’une richesse exceptionnelle. Ce tissu est aujourd’hui prêt pour des opérations de consolidation, de croissance, de montée en puissance. Et pour les investisseurs qui comprennent la logique sectorielle et savent accompagner les entreprises dans cette transformation, c’est un terrain extrêmement fertile.
Rainier : Nous avons une grille d’analyse simple mais exigeante. Nous visons des entreprises en croissance, avec une traction commerciale forte et une ambition affirmée sur leurs marchés. Ensuite, la rentabilité : c’est un critère clé. On n’est pas dans une logique de pari technologique ou de seed capital. Ce sont des entreprises déjà établies, avec un business model éprouvé, souvent en phase de scale-up ou de structuration. Et enfin, le facteur humain : le profil des dirigeants.
C’est peut-être le critère le plus différenciant. On cherche des entrepreneurs visionnaires, capables de porter une ambition industrielle solide. Des dirigeants qui veulent développer leur entreprise, s’ouvrir à l’international, structurer leur gouvernance, accélérer. Et surtout, qui sont ouverts à un accompagnement stratégique. Car notre valeur ajoutée, ce n’est pas seulement l’apport en capital. C’est l’accès à un réseau d’experts, d’opérationnels, d’anciens dirigeants qui ont prouvé leur capacité à transformer des entreprises industrielles en véritables champions.
Un exemple concret : l’un de nos senior advisors, Pascal Teurquetil a dirigé une entreprise industrielle familiale qui a connu une très forte croissance en moins de 15 ans dont un très gros développement aux USA. Lors de sa cession, cette PME était devenue une ETI de 200 Millions de chiffre d’affaires. Il a opéré un exit complet il y a peu, avec un track record impressionnant. Quand il parle à un dirigeant qui veut se développer outre-Atlantique, il parle d’égal à égal. C’est cette proximité, cette légitimité, qu’on met à disposition des entreprises dans lesquelles on investit.
Le marché que nous adressons est un marché de croissance, porté par des entrepreneurs. Il ne s’agit pas de faire du rendement sur le dos d’actifs matures en les restructurant. Il s’agit de construire, d’accompagner, de faire émerger une nouvelle génération d’ETI souveraines à forte valeur stratégique.
Rainier : Nous visons des tickets entre 10 et 20 millions. C’est un positionnement volontairement intermédiaire : assez significatif pour avoir un rôle stratégique aux côtés des dirigeants, sans pour autant prendre le contrôle. Nous restons un investisseur minoritaire actif, impliqué, mais respectueux de la vision entrepreneuriale.
L’accompagnement est un pilier central de notre proposition de valeur. Il repose sur trois leviers principaux.
D’abord, le développement international. Beaucoup d’entreprises industrielles du secteur sont encore trop dépendantes du marché français. Or, les besoins explosent à l’échelle européenne, notamment en Allemagne, en Pologne et dans les pays du nord de l’Europe. Ce sont des marchés avec des budgets en forte croissance, où la concurrence est encore modérée, les besoins immenses et où les PME françaises peuvent faire la différence grâce à leur agilité. Nous les aidons à y accéder, à structurer leur approche export, à sécuriser des relais de croissance externes.
Deuxième levier : l’expertise financière. Nous apportons une vraie profondeur sur la structuration de la dette, le financement d’actifs, les opérations de M&A. Grâce à l’expérience de Sylvain sur les montages industriels et à celle d’Adrien sur les transactions complexes — il a passé dix ans chez Lazard —, nous sommes capables d’apporter des solutions très concrètes aux dirigeants, loin du simple suivi de participation.
Enfin, nous intervenons sur des sujets plus spécifiques liés à l’intelligence économique et à la conformité. Dans un secteur aussi sensible, les entreprises peuvent vite devenir des cibles — cyber, espionnage industriel, captation technologique. Nous mettons à leur disposition des experts pour les aider à se protéger, à se structurer sur les questions de cybersécurité, de compliance, mais aussi à anticiper les exigences réglementaires, comme les autorisations à l’export, qui peuvent rapidement devenir des points de blocage.
Rainier : C’est un sujet aussi délicat qu’indispensable. Dans notre secteur, les relations avec l’État ne sont pas accessoires, elles sont structurelles. Il n’y a pas de développement pérenne pour une entreprise de défense ou de sécurité sans un dialogue régulier avec les autorités régaliennes. Mais attention : il ne s’agit pas de promettre une influence ou un accès privilégié. Ce que nous apportons, c’est de la crédibilité, une capacité à dialoguer à haut niveau, et parfois un rôle d’accélérateur quand les conditions sont réunies.
Avant même le lancement d’Allstrat, nous avons pris le temps de nous inscrire dans l’écosystème institutionnel. Dès février 2024, nous avons échangé avec la DGA et les différents ministères. Il fallait montrer “patte blanche” — c’est le terme juste — et rassurer sur notre projet, nos intentions, notre alignement avec les intérêts nationaux. Aujourd’hui, ce lien est établi, reconnu. Il ne nous donne pas de passe-droit, mais ce lien facilite les échanges, notamment dans les phases critiques de croissance de nos participations.
Lorsqu’une entreprise est en discussion avec l’État pour un contrat stratégique, notre présence peut être un signal positif : celui d’une structuration financière solide, d’un accompagnement sérieux. Dans certains cas, on peut conditionner notre entrée au capital à la signature d’un contrat — c’est une manière d’aligner les agendas publics et privés. Mais ce sont des décisions prises en transparence, et toujours en fonction de la réalité du dossier.
Il ne faut pas non plus oublier que l’État reste le premier client du secteur. Et que derrière les appels d’offres, il y a des choix industriels, politiques, stratégiques. Il est donc normal — et sain — que les pouvoirs publics soient associés en amont à certaines réflexions. Ce qui compte pour nous, c’est que les entreprises que nous soutenons soient considérées comme des acteurs sérieux, alignés, crédibles. Et à ce titre, notre rôle de tiers de confiance prend tout son sens.
Rainier : Le Collège des financeurs est né d’une conviction : il fallait créer un pont entre le monde de la finance et celui de l’opérationnel militaire, en particulier les forces spéciales. Ce sont deux univers qui se parlent peu, alors qu’ils gagneraient énormément à se comprendre. Le Cercle de l’Arbalète, qui regroupe les équipementiers des forces spéciales françaises, organise tous les deux ans le SOFINS, un salon militaire unique au monde, en plein cœur du camp de Souge, près de Bordeaux. C’est là que nous avons voulu ancrer cette initiative.
Le SOFINS, c’est bien plus qu’un salon : c’est un terrain d’essai grandeur nature. Les matériels peuvent y être testés en conditions réelles, devant les opérateurs eux-mêmes — parachutistes, GIGN, BRI, forces spéciales de l’armée, voire des délégations étrangères. C’est un terrain d’exigence, où le bluff n’a pas sa place. Pour une entreprise, réussir à convaincre dans ce cadre, c’est valider un proof of concept à très haute valeur ajoutée.
Nous avons donc décidé de créer, avec le Cercle, un espace dédié aux investisseurs : le Collège des financeurs. Son objectif est double. D’une part, familiariser les investisseurs — family offices, corporates, institutionnels — avec les enjeux, les acteurs et les dynamiques de l’écosystème défense. D’autre part, offrir aux PME innovantes un accès facilité à des financeurs sensibilisés à leurs problématiques spécifiques.
Concrètement, cela se traduit par des événements privés, des rencontres sur le terrain, et bientôt, des immersions au sein des forces spéciales pour les membres du Collège. C’est une manière d’ouvrir les yeux sur la réalité opérationnelle, d’humaniser les enjeux, et surtout de faire émerger un langage commun entre industriels, opérationnels et investisseurs.
C’est aussi un outil stratégique pour sourcer différemment : sur place, au SOFINS, on repère des entreprises brillantes, souvent sous les radars, qui répondent à des besoins concrets. Pour nous, c’est du sourcing qualifié, mais aussi du sens : on est au cœur de ce que doit être l’investissement souverain aujourd’hui.
Rainier : À moyen terme, nous voulons bâtir une société de gestion de référence sur les secteurs stratégiques au niveau européen. Pour cela nous avons commencé à construire notre réseau à l’échelle européenne avec des senior advisors basés en Estonie et au Royaume-Uni. Nous souhaitons construire étape par étape.
Enfin, je veux insister sur un point : il n’y a pas d’ESG crédible sans souveraineté et une défense forte. Ce n’est pas un compromis, mais une nécessité pour défendre nos valeurs. Cette idée progresse dans les esprits, et c’est un sujet qui nous tient particulièrement à cœur. Je tiens à saluer les avancées significatives sur la thématique depuis quelques mois. C’est une excellente nouvelle pour tous.
Allstrat incarne une réponse pragmatique et engagée à un défi majeur : redonner à l’Europe les moyens financiers et industriels de sa souveraineté dans un secteur clé, longtemps délaissé. En mêlant expertise pointue, accompagnement opérationnel et vision stratégique, AllStrat vise à bâtir les champions industriels de demain, capables de sécuriser non seulement notre défense, mais aussi notre indépendance technologique. Au-delà de la performance financière, c’est un véritable projet de résilience et de responsabilité qui anime Allstrat — un projet qui réconcilie capital-investissement et intérêt national. Dans un monde incertain, cette ambition prend toute sa dimension : investir dans la défense, c’est investir dans notre avenir.